Pourquoi la loi de Carlo Sommaruga ne permettra probablement jamais d’interdire aux pédophiles de travailler avec des enfants

Avertissement: Cet article est un article de fond, long et compliqué, si les questions de droit vous ennuient, passez directement à la conclusion.

 

Le Conseiller national socialiste genevois Carlo Sommaruga court les plateaux de télévision tentant laborieusement d'opposer l'initiative de la Marche blanche "Pour que les pédophiles ne travaillent plus avec des enfants" à la récente révision du code pénal, issue de l'une de ses motions, et qu'il cherche à tout prix à faire passer pour "un contre-projet" du Conseil fédéral, ce qu'elle n'est pas.

 

Cette appellation de "contre-projet" a deux buts principaux: Premièrement, sous-entendre une implication du Conseil fédéral hostile à l'initiative - or le Parlement n'a pas autorisé (et ici) le Conseil fédéral à prendre parti. Deuxièmement, présenter la loi de révision du code pénal comme une alternative mesurée, remplissant toutes les conditions attendues par l'initiative et rendant, par conséquent, cette dernière totalement inutile.

C'est d'ailleurs le seul argument pratique de Carlo Sommaruga: la loi de révision du code pénal ferait le même travail, en mieux, de façon plus respectueuse des droits suisse et international.

 

Contexte

Pour mémoire, l'initiative réclame une interdiction de travailler avec des enfants systématique pour les pédophiles condamnés. La loi de révision, quant à elle, veut une interdiction non systématique, au cas par cas, selon l'appréciation du juge, de six mois à dix ans, renouvelable de cinq ans en cinq ans (voire à vie si le juge le décide), pour les pédophiles condamnés à une peine de plus de six mois. Nous reviendrons sur le détail.

Ainsi, les deux textes cherchent-ils sensiblement la même chose, quoique pas de la même manière. Alors pourquoi cette opposition sans cesse avancée par Carlo Sommaruga, pourquoi accuser l'initiative d'être "au niveau des slogans" alors qu'elle demande, en somme, la même chose que la révision du code pénal ? Détail amusant, pour rédiger la motion qui donnera naissance à ladite loi de révision, Carlo Sommaruga téléphonera à Christine Bussat, en 2008, pour lui demander ce qu'il doit intégrer à son texte pour qu'elle retire le sien. Ainsi, les deux textes auront la même origine, l'initiative parlementaire du PDC Christophe Darbellay, "Interdiction d'exercer une profession en rapport avec les enfants pour les auteurs d'actes pédophiles", déposée en 2004.

Reste cette simple question, l'alternative défendue par Carlo Sommaruga permet-elle réellement de faire aussi bien que l'interdiction proposée par les initiants ? La loi de révision du code pénal est un texte relativement complexe, long de 16 pages, modifiant par endroit un catalogue de dispositions déjà relativement dense. Le but de cet article est de comprendre ce que permettra réellement de faire le code pénal une fois la modification entrée en vigueur (le 1er janvier 2015).

 

Que demande la loi de révision du code pénal ?

La loi de révision du code pénal fonde une compétence, une possibilité, pour le juge d'assortir ses condamnations pour pédophilie d'une interdiction professionnelle, voire d'une interdiction de périmètre. Non seulement pour les cas de pédophilie d'ailleurs mais pour tous les crimes et délits dans le cadre d'une activité particulière. Le texte de la révision ratisse ainsi beaucoup plus large que celui de l'initiative (art. 67 al. 1).

Il y a néanmoins deux conditions essentielles à ces interdictions:

1. La condamnation doit être supérieure "à une peine privative de liberté de plus de six mois ou à une peine pécuniaire de plus de 180 jours-amende" (art. 67 al.1). En-dessous de ce montant de peine, le juge n'est pas autorisé à prononcer d'interdiction. Ainsi, un pédophile condamné à moins de 6 mois ou 180 jours ne pourra pas être interdit de travailler avec des enfants.

2. Le juge doit pouvoir démontrer qu'"y a lieu de craindre qu’il [le condamné] commette un nouveau crime ou délit dans l’exercice de cette activité" (art. 67 al. 1). Ce deuxième point est un obstacle de taille au prononcé de l'interdiction. L'usage a démontré que le calcul de ce risque est systématiquement confié aux psychiatres et psychologues, les cas récents, fort malheureux, d'erreurs flagrantes de jugement ont montré les failles d'un pareil système. En outre, le condamné pourra recourir contre les conclusions de l'expert, réclamant une contre-expertise, et demander l'effet suspensif pendant le temps de traitement de son recours. Ainsi, un pédophile condamné pourra exercer pendant des années après sa condamnation sans que l'interdiction prenne effet. Nous verrons plus loin que la loi a prévu un régime de levée des interdictions une fois accompli un temps partiel de la peine ou le délai de mise à l'épreuve du sursis.

Last but not least, la locution "dans l’exercice de cette activité" est plus qu'ambiguë: un psychologue pourrait signaler la propension à la récidive du sujet, mais des circonstances extérieures pourraient être plaidées, qui excluraient les occurrences en milieu professionnel. Le cas est très théorique, certes, mais une chance supplémentaire d'échapper à une interdiction semble subsister dans cette dernière phrase.

Nous entre-apercevons déjà qu'un régime d'interdiction professionnelle dans ces conditions devient particulièrement difficile. Dans les faits, on ne parviendra pas à interdire les pédophiles de travailler avec des enfants, dans quelques années, de guerre lasse, l'on viendra nous dire que la répression ne fonctionne pas.

 

Régime des interdictions

Quelles interdictions le juge est-il autorisé à prononcer ?

Tout d'abord, l'art. 67 al. 1 de la loi de révision fait état de la possibilité d'interdire "totalement ou partiellement" l'exercice de certaines activités. Ce point-ci est particulièrement obscur, Carlo Sommaruga ne fournit d'ailleurs aucune explication sur ce détail qui devra probablement être réglé par la jurisprudence, mais l'on ne voit pas très bien à quoi peut revenir une interdiction partielle de travailler avec des enfants.

Les régimes d'interdiction sont les suivants:

- Art. 67 al. 1: En cas d'une peine de plus de 6 mois ou 180 jours-amende, le juge pourra donc prononcer une interdiction (totale ou "partielle"), pour autant qu'il y ait une preuve du risque de récidive, de "six mois à cinq ans". C'est le principe de base, maximum 5 ans.

Art. 67 al. 2: "Si l’auteur a commis un crime ou un délit contre un mineur ou une autre personne particulièrement vulnérable et qu’il y a lieu de craindre qu’il commette un nouvel acte de même genre...", l'interdiction peut se monter de 1 à 10 ans. Noter que ce genre d'interdiction ne concerne pas spécifiquement la pédophilie, mais tous les crimes et délits (violence etc.), c'est l'une des valeurs ajoutées de la révision du code pénal, sinon la seule.

Art. 67 al. 3: On rentre dans le vif du sujet, une interdiction totale de "toute activité [...] impliquant des contacts réguliers avec des mineurs" peut être prononcée pour dix ans dans les cas suivants:

"a. traite d’êtres humains (art. 182), contrainte sexuelle (art. 189), viol (art. 190), actes d’ordre sexuel commis sur une personne incapable de discernement ou de résistance (art. 191), actes d’ordre sexuel avec des personnes hospitalisées, détenues ou prévenues (art. 192), abus de la détresse (art. 193) et encouragement à la prostitution (art. 195), si la victime était mineure;

b. actes d’ordre sexuel avec des enfants (art. 187) ou des personnes dépendantes (art. 188);

c. pornographie qualifiée (art. 197, ch. 3), si les objets ou représentations avaient comme contenu des actes d’ordre sexuel avec des enfants."

Une interdiction de dix ans fonde donc la base pour ce type de crimes. Toujours sous la double condition du montant de la peine (mesures thérapeutiques des arts 59-61 CP comprises) et de l'appréciation par le juge du risque de récidive.

L'art. 67 al. 4 étend les dispositions de l'al. 3 aux victimes adultes "particulièrement vulnérables".

L'art. 67 al. 5 est spécial, qui permet au juge de séparer, dans la peine, ce qui rend sujet à une interdiction ou non; encore un obstacle à la systématique de l'interdiction.

L'art. 67 al. 6 fonde la capacité du juge de prononcer des interdictions à vie:

"Le juge peut prononcer à vie une interdiction au sens des al. 2, 3 ou 4 s’il est à prévoir qu’une durée de dix ans ne suffira pas pour garantir que l’auteur ne représente plus de danger. A la demande des autorités, il peut prolonger de cinq ans en cinq ans au plus..."

La condition de l'intervention des "autorités" représente un nouvel obstacle à la pérennité de la mesure. En effet, il s'agira d'une procédure administrative sujette à recours, le condamné pourra objecter; expertise, contre-expertise etc., le tout aux frais du contribuable bien entendu.

 

- L'art. 67a s'étend sur le sens précis des interdictions professionnelles. A l'alinéa 2, un terme en particulier semble poser un problème majeur:

"L’interdiction d’exercer une activité au sens de l’art. 67 consiste à interdire à l’auteur d’exercer une activité de manière indépendante, en tant qu’organe d’une personne morale ou d’une société commerciale ou au titre de mandataire ou de représentant d’un tiers ou de la faire exercer par une personne liée par ses instructions."

Ainsi, un interdit ne pourrait-il pas monter sa propre école privée, même avec procuration, mais pourrait parfaitement exercer de manière dépendante, soit comme salarié. Ce dernier point, extrêmement surprenant, doit encore bien sûr se vérifier à l'usage, mais l'on voit très bien les avocats de la défense s'appuyer sur cette ambiguïté pour faire libérer leurs clients. D'autant que cette impression est encore confortée par la sorte de clause d'urgence de l'alinéa 3, qui semble permettre au juge de passer outre, malgré tout, s'il est avéré que le client en question est véritablement dangereux:

"S’il y a lieu de craindre que l’auteur commette des infractions dans l’exercice de son activité alors même qu’il agit selon les instructions et sous le contrôle d’un supérieur ou d’un surveillant, le juge lui interdit totalement l’exercice de cette activité."

Ce qui, en bon français, signifie clairement qu'un pédophile susceptible d'une interdiction (même à vie !) pourrait malgré tout exercer sous les ordres d'un patron...

Dans la mesure où, dans le cadre de l'école publique, tous les fonctionnaires sont hiérarchiquement supervisés, ce type de disposition ne s'applique en somme, dans le cas d'activités en rapport avec des enfants, qu'aux pédophiles condamnés à plus de six mois de prison qui ambitionneraient d'ouvrir une école privée en leur nom; cas relativement peu fréquent s'il en est...

 

- L'art. 67b traite des interdictions géographique et de périmètre.

 

- L'art. 67c parle des conditions d'exécution des interdictions et nous intéresse tout particulièrement. Nous y reviendrons au moment de traiter du régime de levée des interdictions.

 

Mais il convient tout d'abord de se pencher sur la première condition des interdictions: une peine de plus de six mois ou 180 jours-amende.

 

Est-il possible d'être condamné à moins de six mois ou 180 jours-amende dans les cas de pédophilie ? 

La réponse est simple, oui.

La loi de révision du code pénal ne modifie que quelques points du code et ne touche pas au système de condamnation déjà en place. La question essentielle est ici de savoir dans quels cas précisément un juge est autorisé à prononcer une peine de moins de six mois de privation de liberté.

La réponse est terrible, tous; tous sauf les cas de viol ou de contrainte sexuelle impliquant de la "cruauté" !

 

- Art. 187 code pénal : "Mise en danger du développement de mineurs. Actes d'ordre sexuel avec des enfants."

al. 1: 5 ans au plus de peine privative de liberté ou une peine pécuniaire, il est donc possible de prononcer une peine de moins de 6 mois.

al. 2: Amours juvéniles, pas punissable.

al. 3: Amours juvéniles étendues, renonciation à poursuivre ou renvoyer.

al. 4: 3 ans au plus de peine privative de liberté ou une peine pécuniaire: même remarque que pour l'al. 1.

 

- Art. 188: "Actes d’ordre sexuel avec des personnes dépendantes."

al. 1: 3 ans au plus de peine privative de liberté ou une peine pécuniaire: il est donc possible de prononcer une peine de moins de 6 mois.

al. 2: renonciation à poursuivre ou renvoyer.

 

- Art. 189: "Contrainte sexuelle."

al. 1: 3 ans au plus de peine privative de liberté ou une peine pécuniaire: il est donc possible de prononcer une peine de moins de 6 mois.

al. 3: si cruauté, 3 ans de peine privative de liberté au moins.

 

- Art. 190: "Viol".

al. 1: 1 à 10 ans de peine privative de liberté.

al. 3: si cruauté, 3 ans de peine privative de liberté au moins.

 

- Art. 191: "Actes d’ordre sexuel commis sur une personne incapable de discernement ou de résistance."

10 ans de peine privative de liberté au plus ou une peine pécuniaire: il est donc possible de prononcer une peine de moins de 6 mois.

 

- Art. 192: "Actes d’ordre sexuel avec des personnes hospitalisées, détenues ou prévenues."

al. 1: 3 ans au plus de peine privative de liberté ou une peine pécuniaire: il est donc possible de prononcer une peine de moins de 6 mois.

al. 2: renonciation à poursuivre ou renvoyer

 

- Art. 193: "Abus de la détresse."

al. 1: 3 ans au plus de peine privative de liberté ou une peine pécuniaire: il est donc possible de prononcer une peine de moins de 6 mois.

al. 2: renonciation à poursuivre ou renvoyer.

 

- Art. 194: "Exhibitionnisme."

al. 1: 180 jours de peine pécuniaire: il est, par conséquent, obligatoire de prononcer une peine de moins de 6 mois

al. 2: suspension pour traitement.

 

- Art. 195: "Encouragement à la prostitution."

10 ans de peine privative de liberté au plus ou une peine pécuniaire: il est possible de prononcer une peine de moins de 6 mois.

 

- Art. 197: "Pornographie."

al. 1: 3 ans au plus de peine privative de liberté ou une peine pécuniaire: il est possible de prononcer une peine de moins de 6 mois.

al. 2. Amende

al. 3: 3 ans au plus de peine privative de liberté ou une peine pécuniaire: il est possible de prononcer une peine de moins de 6 mois.

al. 3bis: 1 an de peine privative de liberté au plus ou une peine pécuniaire: il est possible de prononcer une peine de moins de 6 mois.

al. 4: 3 ans au plus de peine privative de liberté ou une peine pécuniaire: il est possible de prononcer une peine de moins de 6 mois.

 

- Art. 198 à 200 CP : "Contraventions contre l'intégrité sexuelle."

Amendes.

 

Si c'est donc le régime du cas par cas qui primera, seuls les cas extrêmes de viol ou de contrainte sexuelle avec cruauté (qui rajoute une intentionnalité criminelle à la simple "violence") seront soumis de facto au régime d'interdiction professionnelle. Ainsi, cette première condition des six mois de peine minimum est déjà particulièrement difficile à obtenir. La victime d'un pédophile, qui voudra obtenir une interdiction de son agresseur de travailler avec des enfants, devra très probablement se lancer dans un recours long et coûteux. Procédure qu'elle perdra très certainement, le recours ne portant pas sur l'opportunité d'une interdiction professionnelle mais bien sur le montant de la peine censé "déclencher" cette interdiction. Le juge concerné aura ainsi toute latitude, jurisprudence à l'appui, pour expliquer que la peine prononcée était parfaitement proportionnée; la boucle est bouclée.

Passons sur la deuxième condition, le calcul du risque de récidive, condition enchaînée au règne subjectiviste de la république des psychologues. Pour apprécier convenablement, le juge, qui n'est pas un expert, devra entendre tous les spécialistes de l'âme humaine. Si l'un est trop dur, l'avocat de la défense réclamera l'expertise d'un second, et ainsi de suite. Dans ce genre de cas, les rapports de force ne sont pas égaux, les accusés étant systématiquement défendus d'office, alors que les victimes n'ont en général en main que le bon de la LAVI, d'une valeur approchant les 600-700 francs; à peine de quoi payer la première poignée de main avec un avocat (ne soyons pas trop durs envers les avocats, ils sont très nombreux à ne pas demander d'honoraires dans les cas de causes "justes").

Passons donc sur cette deuxième condition, laquelle constitue un obstacle majeur à la réalisation des interdictions et admettons que la première condition, une peine supérieure à six mois ou 180 jours-amendes, soit remplie, que se passe-t-il ensuite ?

 

Un point de détail, le casier judiciaire "spécial"

Ensuite, le candidat à un poste en contact avec des enfants ou des personnes vulnérables devra faire la demande d'un extrait de son casier judiciaire.

Revenons à notre texte de révision du code pénal:

- Art. 371a al. 1 et 2:

"1 Toute personne qui postule à une activité professionnelle ou à une activité non professionnelle organisée impliquant des contacts réguliers avec des mineurs ou d’autres personnes particulièrement vulnérables ou qui exerce une telle activité peut demander un extrait spécial de son casier judiciaire.

2 Le requérant doit joindre à sa demande une confirmation écrite de l’employeur ou de l’organisation qui exige la production d’un extrait spécial du casier judiciaire [...]."

Cet article semble présenter deux vices de forme.

Premièrement, cette notion d'"extrait spécial", qui ne comporterait (al. 3) que les jugements assortis d'une interdiction, n'est pas un progrès mais une régression. En effet, de nombreuses législations cantonales exigent des postulants de fournir des extraits de casier judiciaire entièrement vierges pour enseigner (même dans le privé), cette disposition fédérale primerait et permettrait alors d'inoculer dans les écoles nombre de candidats au casier "spécial" vierge de toute interdiction mais peut-être chargé d'autres condamnations, vol, violence, agression, viol sur des non-mineurs, etc. Cet effet est d'ailleurs contraire à l'esprit de cette révision revendiqué par M. Sommaruga, lequel assure qu'elle permet une meilleure protection en ce qu'elle vise un spectre plus large de délits, à commencer par les violences sur enfant.

Autre effet pervers, l'alinéa 2 exige la formule écrite de la part de l'employeur pour fonder son droit de réclamer un extrait de casier. Quels seront les employeurs habilités à faire ce genre de demandes ? Cela n'est écrit nulle part. L'art. 371a al. 2 lit. b écrit que ladite formule doit préciser que le requérant "doit produire l’extrait spécial pour exercer ou poursuivre l’activité concernée", mais quel texte vient fonder ce devoir du candidat ? Nous l'ignorons. Cette disposition ne fonde d'ailleurs pas un droit de l'employeur. C'est-à-dire que, sans disposition légale claire, un requérant pourrait contester audit employeur sa qualité pour lui réclamer un tel extrait.
En outre, un oubli de l'employeur, une formule mal remplie, serait fortement susceptible d'engendrer des motifs de recours. Cas extrême, l'employeur pourrait être contraint de prendre le candidat qui n'a pas fourni d'extrait pour éviter un procès en discrimination au simple motif que sa demande écrite n'était pas conforme ou que l'activité dont il est question ne justifie pas une telle demande. On rappelle en outre qu'il ne peut s'agir que d'activité indépendante... Il s'agit bien sûr d'une projection théorique, nous voulons croire qu'un minimum de bon sens nous préservera de semblables occurrences; il convient toutefois de savoir qu'elles sont possibles.

Admettons cependant qu'un pédophile, nonobstant les innombrables obstacles posés par cette nouvelle loi au milieu du chemin, ait été condamné à plus de six mois, que le risque de récidive ait été avéré, qu'une interdiction ait été prononcée, que les délais de recours soient échus et que l'inscription ait été portée au casier judiciaire, que se passe-t-il ensuite ?

 

Régime de levée des interdictions

Notre système pénal permet différents régimes d'exécution de peine, sursis total (souvent appliqué pour une "première fois") ou partiel, avec délai de mise à l'épreuve (le condamné n'exécute sa peine que s'il récidive, pour un fait similaire, dans le délai), substitution par des mesures thérapeutiques, libération conditionnelle aux deux tiers de la peine, etc.

Ainsi, comme n'importe quel autre condamné, celui qui est interdit de travailler avec des enfants pourra demander à un juge de réviser cette interdiction, de la diminuer ou de la supprimer tout simplement. Procédure qui sera d'autant plus facilitée que l'exécution de la peine (qui accompagnait l'interdiction) aura été suspendue, par le régime de libération conditionnelle par exemple; on ne voit pas un tribunal s'opposer à la réinsertion professionnelle d'un ex-taulard...

Effet suspensif

L'art. 32 de notre Constitution fonde, outre la présomption d'innocence, le droit de tout condamné de faire recours et d'être considéré comme innocent jusqu'à ce que ce recours soit rejeté.

Ainsi l'art. 67c al.1 de notre loi de révision dit explicitement: "L’interdiction prononcée a effet à partir du jour où le jugement entre en force." Ce qui veut dire qu'en cas de recours, l'effet suspensif sera accordé aussi à l'interdiction. Concrètement, un enseignant condamné pour pédophilie pourra retourner dans la salle de classe de sa victime le temps que son recours soit traité. Qui plus est, cette nouvelle disposition du droit pourrait même primer sur une interdiction administrative, le doute devant profiter à l'accusé, etc. En clair, une école ne pourrait s'opposer au retour d'un enseignant accusé de pédophilie et serait contrainte à le réintégrer séance tenante. Pire, les parents qui retireraient de leur école leur enfant victime de cet enseignant seraient, eux, susceptibles de sanctions. Il s'agit bien évidemment ici de cas théoriques extrêmes mais néanmoins possibles.

Sursis

- Art. 67c al. 4: C'est là que ça devient compliqué. Admettons qu'un juge ait condamné un pédophile avec sursis, ajoutant à cette peine une interdiction professionnelle, si le condamné subit la mise à l'épreuve avec sursis, le juge peut lever l'interdiction après la fin du délai de mise à l'épreuve.

Ce point est capital, on a vu que l'art. 67 al.1 ne demandait pas que les peines fussent fermes. Ainsi, en cas de condamnation avec sursis, le condamné sera fondé à demander la levée de l'interdiction à la fin du délai de mise à l'épreuve. Ce qui veut dire que le juge, s'il veut la maintenir, devra faire lui-même la preuve du risque de récidive; et rebelote pour le bal des expertises !

En Suisse, les délais de mise à l'épreuve durent entre 2 et 5 ans. Ainsi, en cas de condamnation avec sursis, une interdiction professionnelle ne pourra vraisemblablement durer au-delà du délai de mise à l'épreuve.

Interdictions effectives

Prenons maintenant le cas d'une condamnation lourde ayant entraîné une interdiction réelle. Cette fois, plus de subterfuges, l'interdiction est entrée en force. Comme nous l'avons vu, elle durera entre six mois et 5 ans pour les cas les plus bénins, de 1 à 10 ans si un mineur est impliqué, 10 ans dans les cas graves de traite d'êtres humains ou de pédophilie, voire même à vie dans les cas les plus lourds (le juge n'y est pas tenu, mais il a le droit, le cas échéant, de prononcer ce type d'interdiction).

Et bien ces interdictions aussi sont soumises à un régime d'annulation progressif:

- Art. 67c al. 5: "67c al. 4: "L’auteur peut demander à l’autorité compétente de lever l’interdiction ou d’en limiter la durée ou le contenu."

Art. 67c al. 5 lit. a:  L'interdiction 'de base', de six mois à 5 ans, pourra être levée au bout de deux ans.

Art. 67c al. 5 lit. b:  L'interdiction pour cause de crimes et délits impliquant des mineurs, - interdiction pouvant aller de 1 à 10 ans -, pourra être levée après la moitié de la peine, mais au minimum 3 ans.

Art. 67c al. 5 lit. c:  L'interdiction pour cause de crimes et délits impliquant traite d'êtres humains, viol, contrainte sexuelle, prostitution de mineurs, actes d’ordre sexuel avec des enfants ou des personnes dépendantes et pornographie pédophile, etc. - interdiction de 10 ans -, pourra être levée après 5 ans.

Art. 67c al. 5 lit. d:  Dans les cas d'interdiction à vie, l'interdiction pourra être levée après 10 ans.

En l'état du nouvel ordre légal établi par cette loi de révision, à moins d'une volonté héroïque, acharnée et surhumaine du juge, entre dix et 15 ans de procédure, des dizaines de milliers de francs de frais et dépens, un maintien d'une interdiction à vie d'un pédophile de travailler avec des enfants paraît strictement impossible.

 

Blanchiment des casiers judiciaires

L'article 369 al. 4 ter nouveau, sur l'"Elimination de l'inscription" des crimes au casier judiciaire, éteint d'office les inscriptions des interdictions basiques de l'art. 67 al. 1 après dix ans.

Un nouvel article 369a rallonge en revanche l'inscription des interdictions relatives à la pédophilie de dix ans "après la fin de l’interdiction." Soit un délai courant de 10 ans et six mois à un maximum de 20 ans (très probablement au vu de l'art. 369 al. 1 lit. a CP). Après 10 ans et des poussières, un pédophile pourrait être totalement blanchi au casier.

La loi de révision du code pénal invente le principe "démagogique" (Sommaruga dixit) d'interdiction sur le long terme, mais la masque habilement par des casiers dont l'encre pâlit et s'efface après un délai de dix ans. L'entier de l'ordre légal qu'elle induit semble vouloir totalement ignorer, qui plus est, la notion constitutionnelle d'internement à vie des criminels sexuels. Notion dont on ne connaît que trop le sort, malheureusement.

 

Conclusion

Pour ceux qui viennent du haut de cette page, nous nous permettrons d'être télégraphique.

Le texte de l'initiative de la Marche blanche contraint le juge à interdire, de façon définitive et à vie, à un pédophile condamné de travailler avec des enfants.

Le texte de la révision du code pénal, que M. Carlo Sommaruga appelle à tort "contre-projet", permet à un juge de prononcer des interdictions limitées dans le temps, de six mois à 10 ans en fonction de la gravité des cas, renouvelables tous les 5 ans ou à vie si besoin. Le juge peut, il n'est pas obligé, il est seul maître de la décision.

Pour cela, le texte de la révision impose deux conditions: 1. le pédophile doit avoir été condamné à une peine de plus de six mois ou 180 jours-amende, 2. le risque de récidive doit être démontré.

Cette seconde condition remet la décision entre les mains des experts et autres contre-experts; le condamné pourra multiplier les recours. L'interdiction professionnelle sera couverte par l'effet suspensif du recours.

Pour ce qui regarde la première condition, en matière de crimes sexuels, un juge n'est contraint légalement à prononcer une peine de plus de six mois que dans deux cas, viol ou contrainte sexuelle (le droit suisse ne connaît pas la notion de viol sur sujet mâle) avec cruauté; circonstance aggravante rare et qu'il faut encore démontrer. Dans tous les autres cas, une peine de moins de six mois peut-être prononcée. Il reviendra alors à la victime de faire recours: si elle tient en effet à s'assurer que son agresseur ne puisse plus travailler avec des enfants, elle devra obtenir une aggravation de la peine pour permettre au juge de prononcer une interdiction.

Si, malgré tout, une interdiction est prononcée, elle pourra être levée à la fin du délai de mise à l'épreuve si la peine a été assortie d'un sursis (cas les plus fréquents), soit normalement après un minimum de 2 ans.

Si une interdiction est ferme, elle pourra néanmoins être levée après deux ans pour les cas bénins, 3 ans pour les cas impliquant des mineurs, 5 ans pour les cas graves, 10 ans pour les interdictions à vie.

Pour travailler dans une école, un candidat n'aura plus besoin de présenter un extrait de casier judiciaire, mais seulement un extrait de casier "spécial", ne comprenant que les jugements assortis d'une interdiction. L'inscription d'une interdiction disparaîtra d'office dans un délai de dix ans après la fin de ladite interdiction.

Ainsi, le texte de la loi de révision du code pénal rend les interdictions professionnelles ou géographiques possibles en théorie mais pratiquement impossibles dans les faits.

Encore un détail, les interdictions telles que prévues dans cette loi de révision ne concerneraient que les activités... indépendantes. Apparemment, un salarié ne serait pas concerné.

En cas de passage de l'initiative le 18 mai, ces deux textes ne s'opposeraient aucunement - contrairement à ce qu'affirme Carlo Sommaruga -, mais se compléteraient parfaitement en ce que le texte de l'initiative annule les effets pervers de ce montage juridique et permet à la révision de déployer sa pleine dimension pénale, livrant aux juges un outil de qualité, une interdiction définitive systématique ineffaçable, pour protéger les victimes de pédophilie et de violence contre leur agresseurs.

Le présent article n'a pas pour prétention d'être exhaustif - certains points sont si alambiqués qu'il peut même comprendre quelques inexactitudes (auquel cas merci de nous les signaler) - mais seulement d'offrir une brève lecture de cette révision du code pénal, qui entrera en vigueur dans quelques mois, et qu'on oppose à tort au texte de l'initiative "Pour que les pédophiles ne travaillent plus avec des enfants", qui seule semble pouvoir réaliser pleinement cet objectif.

Un commentaire

  1. Posté par Gabriel le

    Eh bien, s’il se trouvait en face des gars aussi soucieux que vous de la bonne applicabilité d’une loi et de ses réelles conséquences, le monde se porterait mieux.. joli boulot révélateur de l’enfumage coutumier d’un Sommaruga encore plus tordu qu’on ne l’imaginait !

Et vous, qu'en pensez vous ?

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