Peut-on éviter le déclin du français ?

Uli Windisch
Rédacteur en chef

Dossier. Défense du français et francophonie.

En Suisse la défense de la langue français dans les autres régions linguistiques au nom de la seule Entente confédérale n’est pas suffisante et l’on devine aisément que la survie de la Suisse ne dépend pas que de cette militance linguistique unilatérale. Un détour par la situation actuelle de la langue française dans le monde devrait permettre une argumentation plus large, mieux fondée, plus offensive et enthousiaste que celle qui va de pair avec un ton plaintif et accusateur.

 

L’analyse qui suit est tirée d’un travail plus important effectué sur plusieurs années et dont le texte ci-après ne représente qu’un extrait, même s’il est plus long qu’un article journalistique. Il est donc destiné principalement aux francophones qui souhaitent une réflexion plus fondamentale sur la situation plus difficile de leur langue aujourd’hui et de l’attitude possible devant une telle situation nouvelle.

 

La francophonie constitue en premier lieu un phénomène politique. Mais l’on peut se demander pour quelles raisons les chercheurs universitaires n’y accordent pas une plus grande importance puisqu’il s’agit bien d’une question qui devrait intéresser plusieurs disciplines des sciences sociales, du langage, de la communication et bien sur de la sociolinguistique.

Pensons simplement au fait que la langue française n’a plus le même prestige et le même pouvoir de référence qu’il y a quelques décennies, et cela au profit de l’anglais.

Prenons la question des rapports entre les langues, fondamentale celle-là,  soit celle des rapports entre l’anglais et le français : rapports de collaboration ou de domination ? Rien que par le nombre et son extraordinaire développement, suite à la mondialisation, l’anglais est devenu, qu’on le veuille ou non, une langue largement dominante. Quelle réaction avoir face à une telle situation ? Se laisser dominer, envahir sans réagir, ou devenir agressif, dénoncer cet « impérialisme », ou encore développer le bilinguisme, apprendre à mieux utiliser les différentes langues en fonction des domaines de la vie de tous les jours. Le français  est-il appelé à devenir la langue de l’intimité, et l’anglais celle des affaires économiques et des échanges internationaux, bref celle des domaines les plus importants et vitaux ?

A de telles questions, il doit y avoir des réponses plus nuancées et fructueuses qu'une simple réaction idéologique ou une pure attitude défensive. Se cantonner dans une attitude défensive, plaintive,  défaitiste, qui conduit à la démoralisation et à l’impuissance résignée, n’est certes pas la meilleure solution. Les disciplines scientifiques concernées peuvent à coup sûr indiquer quelques pistes pouvant contribuer à passer de la défensive à une  offensive généralisée.

Au Québec, c’est la politique qui a montré le chemin, et ce n’est certainement pas un hasard : le français y est tout particulièrement menacé, au milieu d’un ensemble nord-américain anglophone de plusieurs centaines de millions de locuteurs.

Si les Québécois n’avaient pas été particulièrement attentifs et intransigeants  dans la défense de leur langue, la langue française aurait  été réduite comme peau de chagrin. Elle aurait peut-être déjà disparue, noyée au milieu de cet océan anglophone, et cela même sans aucune volonté de domination de l’anglais ; simplement  par l’effet de cet énorme surnombre.

Il faut souligner cette volonté québécoise acharnée de défense du français, les très nombreuses initiatives visant à développer, enrichir, et rendre plus attrayante la langue française, car on a souvent critiqué cette attitude intransigeante ; notamment la politique systématique de francisation, la stigmatisant comme nationaliste, protectionniste, ethniste, allant à l’encontre d’une ouverture généralisée à l’international et de l'adoption inévitable de l’anglais dans des domaines sans cesse nouveaux. Ce qui était  souvent taxé de  conservateur, était en réalité une politique éminemment responsable, positive, agissante, entreprenante, et non défaitiste. Ce point doit  être explicitement et clairement reconnu et porté à la connaissance de tous les francophones du monde qui n’ont pas toujours eu une attitude aussi respectueuse, active et fière envers leur langue, davantage impressionnés et tétanisés qu’ils étaient par l’inévitabilité de la suprématie à venir de l’anglais.

Le problème essentiel actuellement n’est pas de lutter de manière bornée, réactive, sectaire et haineuse contre l’anglais mais de travailler à cultiver, développer et renforcer le français, tout en apprenant d’autres langues, anglais compris. Ce sont les unilingues qui vont devenir l’exception tant le multilinguisme est déjà la réalité linguistique la plus répandue dans le monde. Rester unilingue deviendra une nouvelle forme d’analphabétisme.

Une langue qui s’affaiblit, indépendamment de son aire de diffusion, c’est l’identité, dimension fondamentale liée à la langue, qui s’effiloche et peut créer de graves traumatismes. Ne plus avoir confiance dans sa langue, douter d’elle, entraîne inévitablement et souvent inconsciemment une perte de confiance beaucoup plus générale, dans sa langue certes, mais dans son être même, dans son groupe et sa culture d’appartenance. La langue est un phénomène social total, à la fois linguistique, social, économique, politique, identitaire et  culturel. Une langue qui s’affaiblit c’est tout un univers qui s’évanouit et qui entraîne avec lui les individus qui en font partie. Une identité, une culture, peut être plurielle mais elle doit reposer et se démultiplier à partir de piliers solides, au risque de tourner à l’anomie. Voilà pour l’angle d’approche politico-culturel le plus général  et qui doit rester présent en arrière-fond de chaque problème particulier à aborder et à analyser si l’on veut dresser un tableau de la situation effective et réaliste de la langue française, sans illusions mais sans gêne non plus, bref avec confiance et une détermination résolue ; attitude qui n’exclut  donc nullement ouverture et curiosité conséquentes pour d’autres langues.

 

Rapports de force  externes – rapports de force internes. Si la langue française a perdu de son prestige et de son pouvoir de référence, en soi d’abord, et surtout par rapport à l’anglais, des rapports de force existent aussi à l’intérieur de l’univers francophone. La langue française n’est pas une mais diverse, et  toutes les variantes n’ont pas le même prestige. En plus, certaines variantes, sans que cela soit toujours dit explicitement, se considèrent comme plus importantes et veulent servir de guide et de référence aux autres variétés. Dans les relations entre ces variétés du français, on retrouve des rapports du genre centre – périphérie, comme en matière d'inégalités économiques et sociales mondiales, sur le même modèle que  les rapports Nord-Sud par ex. Dans le cas présent, le Centre est évidemment représenté par la France et Paris ; quant à la périphérie, elle comprend « tout le reste », toutes les autres variétés du français.

Il existe une véritable fronde et révolte anti-France et anti-Paris dans bien des régions francophones périphériques.  Tout en étant l’acteur qui fait le plus pour le soutien et le développement du français dans le monde (la France paie le 80% du  total du  budget de la francophonie), la France est critiquée de partout, parfois très virulemment ; par exemple, pour son attitude arrogante, parce qu’elle pense et veut être le Centre, la référence première, qui ne mériterait qu’admiration, au point où elle ne comprend même pas  que l’on puisse émettre des critiques à son égard. Ne travaille-t-elle pas pour nous tous ? Cela mérite admiration et reconnaissance, non ? N’est-ce pas une évidence ? Eh bien justement non ; c’était peut-être le cas mais cela ne l’est plus. Depuis le temps que le français est pratiqué dans de nombreuses régions du monde, cette langue  a volé de ses propres ailes, a connu de nombreux développements spécifiques, en faisant surgir non pas des duplicatas du français de France, mais des variétés spécifiques, régionales, originales, ayant chacune une valeur en soi, et surtout revendiquant de plus en plus ces spécificités et ces originalités  irréductibles. Même le français de France connaît d’ailleurs ses variétés internes, ayant elles aussi beaucoup de peine à se faire reconnaître en tant que telles, et supportant de plus en plus mal cette situation.

Il faut prendre acte de toutes ces affirmations régionales et périphériques, et qui, précisément, refusent ces dénominations et veulent être considérées comme égales, appréciées dans leur singularités et richesses spécifiques développées au cours de l’histoire. C’est une question de vision du monde ; il y a de l’ethnocentrisme même dans les rapports entre les différents parlers francophones. On le voit, c’est le type d’attitude entre les variétés qui est en train de changer et cela de manière tellement fondamentale que le Centre, qui a été tant habitué à être la référence inconditionnelle, a de la peine à comprendre ce changement. La reconnaissance de ce changement est d’une nécessité absolue afin que l’unité l’emporte néanmoins sur les variétés, afin que les traits communs prennent autant d’importance que les différences, les nuances et les subtilités. Si les forces francophones centrifuges l’emportent sur le liant centripète, c’est l’ensemble du combat pour le français,  prioritaire et urgent, qui s’affaiblit, voire s’autodétruit. Le risque est réel : actuellement  certaines variétés sont tellement préoccupées par elles-mêmes et en ont tellement assez d’être considérées comme quantité  négligeable, qu’elles ne veulent même plus entendre parler de combat ou de travail commun. Nombreuses sont les variétés qui ont l’impression de n’être considérées que comme des forces d’appoint pour le Centre et non comme des variétés ayant leurs propres spécificités et richesses, dignes d’être valorisées en tant que telles. C’est le cas de nombre d’écrivains francophones éloignés géographiquement du Centre, et dont la variété déjà ancienne est devenue leur principale langue et donc l’élément majeur de leur identité. Ils ne veulent pas vivre leur identité par procuration. Ils ont créé leur langue, leur identité, leurs spécificités, et veulent être considérés comme tels. De même, des professeurs arabo-méditerranéens francophones de littérature française, qui connaissent cette littérature aussi bien que les enseignants de France disent leur frustration d’être considérés comme des francophones de second ordre, et  affirment que même s’ils écrivent un très bon article ils ne seront guère publiés dans les meilleures revues françaises de France parce que provenant de la périphérie. Voilà qui est évidemment inacceptable et crée de profondes rancœurs et frustrations ; il faut urgemment en prendre conscience, et tout mettre en œuvre pour changer ces visions et attitudes ethnocentriques d’un genre particulier. Pour les professeures femmes, le français représente en plus une valeur des plus fondamentales. Il représente la liberté, par rapport  à une attitude de soumission et de domination qui va parfois  de pair pour elles avec la langue arabe. Et l’on sait à quel point dans certains pays arabes et musulmans on veut éradiquer le français, présenté comme langue étrangère, comme langue symbole de l’Occident, d’un Occident qui devient le repoussoir, « l’occupant symbolique ». Ici aussi on devrait petit à petit comprendre que le monolinguisme ne permet plus de faire face aux grands défis internationaux et que le multilinguisme constitue une richesse plutôt qu’une menace.

Le Centre a fait des pas importants en parlant de plus en plus de  DIVERSITE.  Mais il faut maintenant montrer en quoi consiste ces diversités, les valoriser concrètement, en faisant ressortir les richesses qu’apportent chacune d'elles à l’unité, à l’ensemble de l’orchestre francophone mondial. L’usage du terme de diversité ne doit pas devenir un nouvel hochet que l’on agite  pour calmer les variétés, sinon cela fera effet contraire.

On peut citer d'autres exemples de cet ethnocentrisme franco-parisien omniprésent et fortement contreproductif. En Suisse par exemple, les différents médias francophones invitent très régulièrement des spécialistes, des experts et des intellectuels français, alors que la réciproque est plutôt exceptionnelle. On ne voit guère des Suisses, des Belges ou des Québécois invités dans les JT des différentes chaînes de télévisions françaises pour donner un autre regard sur un problème ou pour mettre en valeur leurs travaux. C'est au point où de telles apparitions "étrangères" apparaîtraient carrément comme saugrenues.

Il en va de même avec les hebdomadaires et les quotidiens. Il leur parait encore incongru d'associer les francophones étrangers en leur demandant des articles sur des sujets communs à tous mais qui sont encore et toujours traités uniquement sous l'angle du seul regard français et non dans une optique comparative, alors que cela est monnaie courante dans les pays francophones voisins de la France.

La Suisse engage massivement des professeurs d'Universités français alors que la réciproque relève toujours de l'exception, même s'il y a une très légère ouverture depuis quelques années.

Des intellectuels et des universitaires français sont régulièrement invités dans des universités américaines afin de présenter les courants de pensée francophones. Mais il ne leur viendrait pas à l'idée d'inviter des collègues des pays voisins à se joindre à eux, voire à les remplacer, alors que ces derniers n'ont pas ces possibilités étant donné leur petite taille.

Il arrive aussi constamment que des revues, par exemple de vulgarisation, ne présentent que les travaux de recherche français alors que les auteurs de ces présentations synthétiques et vulgarisées savent parfaitement que des travaux d'aussi bonne valeur sont effectués dans les autres pays francophones.

Une telle attitude ethnocentrique française passe de plus en plus mal dans les autres pays francophones. Sans changement rapide en la matière, ces frustrations vont s'ajouter à celles des chercheurs et écrivains des pays géographiquement éloignés et qui ne veulent plus entendre parler de défense commune du français ni même de francophonie.

Retour aux diversités. En Suisse nous parlons d’Unité dans la Diversité, à propos de nos nombreuses diversités : politiques, culturelles, linguistiques, religieuses, régionales, cantonales, etc. Cela signifie que les diversités ne sont pas perçues  comme des menaces pour l’unité, mais que toute diversité vient renforcer et enrichir l’unité. Nous pensons que plus on encourage et aide les diversités à se développer plus l’unité sera forte, car une diversité qui se sent appréciée et encouragée  dans sa singularité par l'ensemble ne peut qu’enrichir cette unité, et non la menacer. Certaines nations ont longtemps considéré leur diversité interne, régionale, linguistique, culturelle, etc., comme autant de menaces, comme des diversités à réduire et à combattre (pensons à la lutte contre les langues régionales en France).

Il suffit de penser à la décision récente de la France à propos précisément des langues régionales. En juin 2008, malgré l’avis favorable du gouvernement, les sénateurs ont refusé d’inscrire la reconnaissance des langues régionales dans la Constitution. L’Assemblée nationale avait, elle, décidé à la quasi-unanimité d’ajouter au premier article de la Constitution une phrase stipulant que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la Nation ». Mais l’Académie française, dans une démarche extrêmement rare, a critiqué la reconnaissance des langues régionales qui porte selon elle « atteinte à l’identité nationale » et a obtenu le retrait de l’article. Cet exemple illustre on ne peut mieux l'ethnocentrisme du Centre. On se souvient de l’époque où les langues régionales étaient pourchassées et éradiquées de la manière la plus brutale et à l'aide de pratiques odieuses. Rappelons celle du senhal en Occitanie: l’élève surpris en train de parler occitan à l’école devait porter un sabot-senhal - et le seul moyen de s'en débarrasser était de surprendre un autre élève en train de parler occitan : on apprenait le français, le seul « bon et prestigieux », tout en apprenant simultanément la délation.

On comprend qu’avec des attitudes comme celle de l’Académie française et du Sénat on ne va pas dans le sens proposé ici : reconnaître et valoriser l'ensemble des variétés de la langue française afin de rendre plus forte la position du français en général. La décision négative susmentionnée accentue, au contraire les divisions internes. On imagine les rancœurs et frustrations chez les sujets parlants des langues régionales ; cela affaiblit bien sûr aussi la nécessaire mobilisation générale en vue du passage de la défensive à l’offensive en matière  de politique de la langue. Faut-il rappeler que les sujets parlants des différentes langues régionales de France parlent  aussi le français tel que le conçoit le Centre ? Ils sont en réalité bilingues ; au moins bilingues puisque ceux qui connaissent une deuxième langue en apprennent souvent d’autres encore. Ils sont ainsi mieux armés pour affronter le fait de la mondialisation et des échanges internationaux  que les monolingues. Le local et le régional seraient-ils davantage en adéquation avec les nouvelles réalités internationales qu’un Centre devenu autiste, incapable de se remettre en cause et de s’adapter aux profonds changements en cours depuis plusieurs décennies déjà ?

Nouveau paradoxe : le Centre, sans s’en rendre compte, revêtirait-il des aspects périphériques, pendant que la périphérie cherche tout simplement à devenir une variété parmi d’autres, actualisant le fait que ce sont les variétés qui deviennent progressivement la réalité générale. Chaque variété prend sa place dans un concert général où l’ensemble n’est rien sans ses parties et où chaque partie tient, suivant le moment et la situation, une place  plus ou moins importante.

En démocratie on  croit, malgré tout, en la capacité et en la force de la discussion et de l’argumentation généralisées pour répondre aux problèmes les plus brûlants et urgents de nos sociétés, et dont  fait partie la défense de la langue française.

La délibération publique généralisée doit remplacer les Dogmes et les Evidences, que ces évidences soient politiques, idéologiques, religieuses, culturelles, linguistiques ou autres encore. Discuter, débattre, confronter plus ; mépriser, dénigrer et haïr moins. C’est tout un programme. La francophonie peut aussi  en bénéficier.

Si la francophonie tient compte de ces profondes mutations sociales et politiques en cours, elle avancera  plus rapidement et efficacement, et le passage d’une politique défensive à une politique plus offensive, associant tous les acteurs concernés, sera d’autant facilitée.

Depuis quelques décennies, les thèmes politiques les plus divers font l'objet de mouvements sociaux et de mobilisations collectives importants : l'écologie, les animaux, la qualité de la vie urbaine, l'égalité des sexes, la lutte contre la pédophilie, la pornographie, la violence, l'insécurité, l'immigration, l'asile, le racisme, etc. Mais les langues, en l'occurrence la langue française, ne sont encore qu'exceptionnellement considérées comme une cause nécessitant un engagement politique majeur et la mobilisation de l'ensemble des populations concernées. Lorsqu'on parle du français, c'est souvent pour déplorer le soin  insuffisant dont il fait l'objet. Le souci de la langue ne doit pas être seulement celui d'une élite, considérée souvent comme trop  puriste, voire intégriste.

Certaines valeurs à portée universalisante devraient être perçues comme indissociables de la langue française, même si elle n’est pas la seule à les incarner. Une telle  image devrait être transmise et perçue comme telle au niveau international. Il s'agit d'œuvrer à une aura positive, attrayante au niveau mondial, et éviter ainsi de laisser s’installer l’image d’une langue déprimée qui peut facilement contaminer les gens qui la parlent.

Par exemple, plutôt que de dépenser l'essentiel de nos énergies à la lutte unilatérale, obstinée  et exclusive contre l'anglais, on pourrait valoriser à la fois le français et l'anglais, ou d'autres langues, puisque ce sont les monolingues qui vont devenir l'exception. Les scientifiques francophones peuvent parfaitement publier dans des revues prestigieuses anglophones, mais cela n'empêche pas de mettre à disposition simultanément une version française. Il faut passer d'une logique dichotomique et manichéenne du ou bien ou bien à celle, ouverte, plus riche et complexe, du à la fois.

Un exemple : tout un chacun sait que la question linguistique belge est complexe, mais c’est aussi un exemple où le français est  en difficulté et a perdu des positions importantes. La réponse à une telle situation ne devrait pas se réduire à adopter une attitude purement défensive et à diaboliser la langue concurrente du flamand. Une autocritique et une attitude plus positive, créative et dynamique pourrait prendre la place d’une attitude simplement défensive et/ou purement agressive. Ici aussi on devrait pouvoir associer davantage le français à l'initiative, au dynamisme, à la positivité et à l’action, au point de devenir une référence. Réussir à faire voir cette diversité belge en termes de complémentarités plutôt que de contradictions. Cultiver et valoriser le français tout en ne rejetant pas le flamand, voire en l’apprenant (la réciproque en serait certainement facilitée). Même en Belgique, l’avenir est aux bilingues, et un plurilinguisme conséquent, avec le changement de vision du monde et la révolution cognitive qu'il suppose, ne devrait pas exclure la langue du voisin, même du plus proche et parfois détesté. Je sais bien sûr que c’est là pour beaucoup de francophones belges, pure folie ou méconnaissance. Et pourtant, si c’était le français qui jouait un rôle initiateur et phare dans un tel changement de vision du monde, ici dans les rapports entre communautés linguistiques et culturelles différentes, radicalement opposées en l'occurrence, cela aurait un retentissement immensément positif sur l’image de la langue française, sur ses potentialités, son surprenant pouvoir, et cela au moment même où cette langue perd un peu de sa superbe ? Ne  dit-on pas qu’impossible n’est pas français ? Le regard général, pas seulement des caméras, doit être amené à se braquer avec surprise et enthousiasme sur les potentialités renouvelées de la langue française. C’est  donc par des actes forts, pertinents et significatifs, face aux grands défis de notre époque, que doit se distinguer la langue française.

En Suisse, un cas semblable mais nettement moins conflictuel se présente dans les rapports entre le grand majoritaire alémanique et le plus important minoritaire, soit les francophones (les deux autres minoritaires étant les italophones et les romanches). Jusqu'à il y a peu un phénomène assez rare se présentait : les germanophobes, pourtant largement majoritaires, apprenaient plus volontiers le français que les minoritaires francophones n'apprenaient l'allemand. Le français ayant actuellement moins de prestige mais aussi au nom de la logique de la réciprocité de plus en plus répandue, les germanophones s'attendent à ce que les francophones fassent aussi des efforts pour apprendre plus volontiers l'allemand. Pour répondre à cette nouvelle logique de la réciprocité, les francophones doivent en effet être proactifs, en devenant, eux aussi, davantage plurilingues, et contribuer ainsi à renforcer l'unité générale. A situation différente, relation différente. Et surtout activité redoublée, même si cela est moins confortable que d'avoir été unilatéralement la langue de référence, jusque et y compris pour un majoritaire. Nulle part les domaines ne manquent où le français et la francophonie doivent passer systématiquement à l'offensive.

Le français représente toujours un immense espoir pour de nombreuses populations : des milliers d'enseignants dispensent des cours dans plusieurs continents, un énorme travail d'alphabétisation, d’éducation, d’information et de communication se fait en français. Des valeurs comme le pluralisme, la diversité, la démocratie, la participation, la liberté en général et de la presse en particulier, etc., doivent lui rester attachées. Il faut un engagement  total, constant et de tous, et des moyens financiers dignes des causes vitales. Nos contributions financières sont ridicules comparées aux milliers de centres de langue que créent partout dans le monde certaines nouvelles grandes puissances qui, elles, ont compris le rôle capital de la langue, en elle-même et comme levier général particulièrement puissant. A quand le grand réveil, la grande mobilisation de la francophonie, au profit à la fois de la langue française, de toutes les valeurs traditionnelles qui lui sont rattachées ainsi que des nouvelles valeurs en cours d'émergence qu'elle peut investir et contribuer à prôner de manière marquante et significative.

A côté du travail très considérable qui est fait au niveau international dans le domaine du français au niveau proprement linguistique, éducatif, culturel, scolaire, de l'alphabétisation, de la formation de très nombreux maîtres, etc., obtenir un impact médiatico-politique plus général et mondial est tout aussi important, comme l'ont très bien compris d'autres langues, l'anglais en premier, bien sûr, mais aussi les autres nouvelles langues émergentes : chinoise, russe, arabe, indienne, etc. Personne ne devrait être surpris si le français réussit à être systématiquement associé et présent dans la promotion internationale de la liberté, des droits de l'homme, de la paix, de l'éducation, de la solidarité, de la coopération, du développement, du développement durable, etc. Et vouloir être associé à une telle vision du monde et à de telles valeurs ne signifie pas que le monde de la francophonie n'a pas à évoluer lui-même et à changer profondément, notamment en incorporant les changements intervenus dans le domaine des rapports entre unité et diversité, dans la conception même de ce que sont et veulent être aujourd'hui les diversités, les minorités, l'altérité, ou encore dans le passage nécessaire du monolinguisme au plurilinguisme, dans le fait que la pratique complémentaire d'une autre langue, même celle d'un voisin peu apprécié, sert parfois mieux sa propre langue que la défense exclusive, autiste et bornée de cette dernière. Une attitude politique générale ouverte, décentrée, initiatrice, dynamique et offensive a toujours des effets et des valeurs ajoutés inattendus. C'est cette dynamique-là que doivent développer et accentuer davantage ceux qui parlent le français et la francophonie elle-même. Il s'agit même d'en devenir exemplaire, aux yeux des autres notamment.

 

Uli Windisch, 13 juin 2014

 

 

10 commentaires

  1. Pingback: Du malheur de la langue française | Contrepoints

  2. Posté par Dominique le

    Concernant cette affirmation : « Mais l’Académie française, dans une démarche extrêmement rare, a critiqué la reconnaissance des langues régionales qui porte selon elle « atteinte à l’identité nationale » et a obtenu le retrait de l’article. Cet exemple illustre on ne peut mieux l’ethnocentrisme du Centre. », je crains que M. Windisch, dont j’apprécie par ailleurs les articles, n’ait pas saisi pleinement les raisons qui ont conduit l’Académie à adopter – pour la seule France ! – cette position, au vu notamment des conséquences désastreuses qui en auraient découlé (par ex. impossibilité à terme pour un facteur lorrain de travailler en Corse sauf à maîtriser la langue corse, etc.). Rappelons simplement la déclaration de l’Académie, toute en mesure et exempte de tout mépris pour les langues régionales :
    http://www.academie-francaise.fr/actualites/la-langue-de-la-republique-est-le-francais

  3. Posté par adalbert le

    @Ueli : vous êtes pitoyable, vous toucher le fond, mon pauvre ! Le « pitbull bête et méchant » s’incline face à l’intelligence étincelante du petit caniche…

  4. Posté par Ueli Davel le

    Adalbert est un peu le pitbull du Français, comme disait Brel  » méchant et bête à la fois ».

  5. Posté par Alain Jean-Mairet le

    « Demandez l’avis des Biennois alémaniques et francophones, la plupart vous diront qu’ils ne maîtrisent NI LE FRANCAIS NI L’ALLEMAND et qu’ils communiquent entre eux avec peine ! »

    J’ai vécu à Bienne une quinzaine d’années et j’en garde un souvenir très différent. À ce dont je me rappelle, les gens de Bienne qui avaient de la peine à se (faire) comprendre étaient ceux qui ne pratiquaient qu’une seule langue, justement. D’autre part, j’ai une certaine expérience professionnelle de l’usage des langues et je n’ai jamais rencontré ou connu ou entendu parler d’un bon spécialiste du domaine (linguiste, écrivain, auteur, enseignant, …) qui ne pratique qu’une seule langue. Il est d’ailleurs à peu près impossible d’étudier sérieusement UNE langue. Dès qu’on se penche sur le phénomène linguistique, on est confronté à un entrelacs de langues diverses qui se fécondent mutuellement. En apprendre plusieurs est donc la norme dans le secteur. Et en pratiquer, ou du moins en entendre plusieurs dès l’enfance constitue donc un avantage déterminant dans le monde réel.

    Au Moyen Âge, le mélange des langues était davantage déterminé par des facteurs socio-professionnels. Outre les dialectes, enracinés localement, il y avait des langues liturgiques, diplomatiques, juridiques, véhiculaires, commerciales, techniques, poétiques, militaires, souvent de racines très différentes et qu’il fallait apprendre même au niveau local, en fonction de ses besoins, de sa profession, de sa carrière. On parlait souvent une langue dans son village, une autre dans son église, une troisième avec l’administration, une quatrième avec ses clients étrangers et une cinquième avec les membres de l’armée. Mais les vocabulaire étaient plus limités et spécialisés.

    Aujourd’hui, dans les pays modernes, les langues parlées ont été normalisées et souvent élargies jusqu’à englober la (presque) totalité des connaissances de l’époque, dans tous les domaines, de sorte qu’on peut croire possible, en fermant les yeux sur certaines autres réalités, de ne pratiquer qu’une seule langue. D’autre part, ces efforts de normalisation se sont souvent accompagnés de dénigrements assez systématiques des dialectes et des langues « utilitaires » d’autrefois.

    Mais parallèlement, la modernité a rapproché des gens qui autrefois ne se rencontraient jamais. Et aussi longtemps que subsisteront plusieurs langues complètes et normalisées, le plurilinguisme restera la norme. Il faut donc apprendre plusieurs langues. Le plus tôt est le mieux. Et le tandem dialecte/langue écrite, le standard en Suisse alémanique, est une excellente manière de préparer les enfants à cette réalité.

  6. Posté par Uli Windisch le

    NDR. Si seulement vous lisiez vraiment mon article et complètement; il est vrai qu’il s’agit d’un dossier d’une dizaine de pages!Je tiens à vous signaler qu’il sert de référence dans les milieux qui soutiennent la francophonie et que je suis régulièrement invité à présenter les thèses défendues qui cherchent, contrairement à vous affirmations totalement gratuites, à trouver de nouveaux moyens pour défendre et revivifier notre langue française. Uli Windisch

  7. Posté par adalbert le

    Uli Windisch persiste et signe dans son rêve délirant de vouloir imposer aux pays et régions de langue française l’adoption officialisée des « langues régionales », en s’inspirant de la situation ubuesque que l’on connaît en Suisse alémanique avec les multiples dialectes (une vingtaine environ pour un minuscule territoire !). Vision pour le moins moyenâgeuse et irresponsable dans notre monde de « communication » et d’échanges tous azimuts, qui cherche au contraire à briser les barrières des langues ! Le sous-titre de l’article devrait plutôt se nommer : « démolition du français et francophobie », puisque UW y déverse son fiel habituel contre la France « impérialiste » et les Français, qui « s’évertuent » à parler une « langue académique » ! Le professeur Windisch préfère-t-il l’argot parisien, le verlan et autre idiome « identitaire » pratiqué dans les « cités » des banlieues françaises ?? C’est du grand n’importe quoi. En réalité, ce qui agace profondément UW, c’est que les Romands parlent (à quelques nuances près que sont nos expressions locales bien légitimes) le MEME français que celui parlé par les habitants de Perpignan, de Quimper ou de Charleroi ! Comme la plupart des Alémaniques, M. Windisch nous trouverait plus « suisse » si les Romands parlaient une sorte de dialecte romand, représentatif de notre « identité régionale » !!! Il s’agirait en fait d’éradiquer tout sentiment « français » de notre identité de Suisse romand, de nous dépouiller de notre appartenance à la culture francophone, afin de devenir « suisso-compatible », z’avez tout compris j’espère !
    Ensuite, UW évoque doctement les louanges du « bilinguisme », cette tarte-à-la crème que le monde politique nous sert en permanence, mais qui s’avère être une énorme imposture ! Demandez l’avis des Biennois alémaniques et francophones, la plupart vous diront qu’ils ne maîtrisent NI LE FRANCAIS NI L’ALLEMAND et qu’ils communiquent entre eux avec peine !

  8. Posté par Michel de Rougemont le

    Le français est une langue vivante.
    Il ne tient qu`à nous qu’elle le reste.
    Quand à la myopie parisienne elle serait la même si demain ces clercs parlaient tous chinois. D’ailleurs à Pékin…
    « S’il fait du soleil à Paris il en fait partout »

  9. Posté par Ueli Davel le

    Excellent article. La carte est pas très représentative, bien peu de canadiens parlent le français!
    Finalement celui qui ne veut pas communiquer sera toujours un « Looser ».
    C’est un état d’esprit.

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