Ukraine: le retour à la «cave-départ» du Vaudois Paul Thévenaz

Olivier Grivat
Olivier Grivat
Journaliste indépendant, auteur d'ouvrages liés à l'histoire de la Suisse
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Chassé par l’Armée rouge en 1944 alors qu’il n’avait qu’un an, Paul Thévenaz a fui avec ses parents la colonie suisse de Chabag, créée en 1822 au bord de la mer Noire. Le Vaudois est retourné y vivre en 1989 en pleine URSS de Gorbatchev et y épouser Svetlana: «Grâce à l’AVS suisse, je vis bien», raconte le «Dernier des Mohicans».


«Ici, je suis connu comme le loup blanc», confesse Paul Thévenaz, 69 ans, l’unique et dernier Suisse de la colonie helvétique, qui s’est appelée Helvetia ou Helvetianopolis au moment de sa création par le botaniste veveysan Louis-Vincent Tardent en 1822.

Venu à Chabag – un nom turc qui signifie «jardins d’en-bas» - avec ses quatre garçons, son ancêtre Georges Thévenaz, horloger de son état, était parti de sa commune d’origine de Bullet, dans le Jura vaudois. La même année, une dizaine de familles, essentiellement de la région d’Orbe et Yverdon, arrivaient avec leurs chars pour peupler la colonie établie sur des terres prises aux Turcs par le Tsar de Russie Alexandre 1er et données aux Vaudois par l’entremise de son précepteur Frédéric-César de La Harpe. Parmi eux, le beau-frère de Georges Thévenaz, dont la sœur avait épousé Jean-Louis Miéville, d’Essertines-sur-Yverdon, et leurs quatre enfants, Henri Broillat, d’Agiez-sur-Orbe, les Tapis, de Combremont-le-Petit, et leurs cinq enfants, Jean-Louis Jaton, de Peney-le-Jorat, et ses deux beaux-frères Haechler, d’Avenches, etc.

La peste décime la colonie suisse

Sept ans après l’arrivée des premiers colons, Georges Thévenaz débarque en pleine épidémie de peste, un mal qui va décimer la colonie de vignerons vaudois. Cette année-là, il ne reste plus que trois hommes valides pour assurer le travail du croque-mort: «On ne pleurait plus les morts; chaque maison était en deuil. Jean Besson, Samuel Gander et Georges Thévenaz fabriquaient les cercueils, creusaient les tombes et y déposaient silencieusement les corps qu’aucun convoi ne suivait, rapporte l’Historique de la colonie de Chabag publié en 1908. La mairie était occupée à nommer des tuteurs. Une moitié de la commune n’était composée que de veuves et d’orphelins!»

Le cimetière où tant de Vaudois ont fini leur vie de labeur – le slogan du fondateur était «Ora et labora» (prie et travaille) - est situé au beau milieu des vignes de Chabag. Elles sont aujourd’hui exploitées par l’entreprise vitivinicole Shabo, à Odessa,  depuis le rachat de l’ancien sovkhoze soviétique en 2003 par un riche homme d’affaires d’origine géorgienne, Vazha (prononcez : Vaja) Iukuridze. On peut encore y percevoir les vestiges des caveaux de famille, pillés à l’ère soviétique pour tenter de récupérer bijoux et dents en or.

Un stèle à l’étoile rouge rend hommage aux soldats russes tombés contre les Allemands, tandis qu’une autre stèle, toute récente, rend hommage en français et en russe aux «fondateurs de la colonie suisse de Chabag et leurs descendants inhumés en ces lieux de 1822 à 1940». Elle est en marbre noir, la précédente gravée sur une plaque de cuivre dans les années 90 avait aussi suscité la convoitise des voleurs.

Quatre ans pour rentrer en Suisse

Dans sa maison entourée d’un petit jardin, Paul Thévenaz n’a pas vraiment connu l’époque de la colonie suisse, avec le maire et son adjoint élus tous les trois ou quatre ans par l’assemblée communale, le temple protestant et son pasteur helvétique, l’école et ses instituteurs qui enseignaient en français...

Il n’avait qu’un an quand ses parents ont dû fuir l’arrivée des troupes soviétiques, le 22 aout 1944, venue de l’autre côté du Liman, ce lac constitué par le fleuve Dniestr qui se jette dans la mer Noire, tout près de Chabag. Hasard ou signe du destin, les Vaudois partis des bords du Léman s’étaient retrouvés au bord du… Liman: «Avec moi bébé, mes parents ont mis près de quatre ans pour rentrer en Suisse, traversant toute l’Europe en guerre, se souvient Paul Thévenaz. Nous sommes restés un temps en Autriche, avant de parvenir en Suisse, à Rheinfelden. Puis, on nous a logé au Mont-Pèlerin, dans un établissement qui accueille aujourd’hui un EMS. Par la suite, mon père a trouvé du travail aux Ateliers mécaniques de Vevey, une fabrique où j’ai aussi travaillé plus tard».

Paul Thévenaz, qui a quitté trop jeune la Russie méridionale pour conserver des traces d’accent russe, a aussi travaillé aux PTT de Montreux jusqu’en 1989. Cette année-là, il prend la décision de quitter à son tour les bords du Léman pour rejoindre le Liman et y épouser Svetlana Dakouza. Retour à la cave-départ!

Un an auparavant, pour la première fois depuis la dernière guerre mondiale, des descendants de la colonie nés à Chabag recevaient l’autorisation de visiter leur village. Une banderole «Soyez les bienvenus!» avait été apposée sur le bâtiment de l’hôtel de ville et le maire du village, rebaptisé Shabo, avait dit aux visiteurs suisses: «Vous pouvez rester pour y travailler, si le cœur vous en dit!»

Un musée et un restaurant dans les caves des Vaudois

Paul Thévenaz n’était pas du voyage en 1988, mais il ne regrette aujourd’hui pas son choix: «Ici, il ne me manque rien, à part peut-être de la lecture française et une chaîne TV suisse. Je devrais régler l’antenne satellite pour capter TV5 Monde et m’abonner à Science et Vie», confie le retraité qui touche son AVS suisse en solides francs suisses sur son compte bancaire.

Dans un pays où le salaire moyen tourne autour de 300 francs et une pension à peine une centaine de francs, Paul et Svetlana n’ont vraiment pas de soucis de fins de mois. Le Vaudois déplore quand même le laisser-aller des Ukrainiens «qui jettent tout n’importe comment et dont les autorités manquent de fermeté».

L’ancien temple construit en 1847 par le pasteur Bugnion, venu de Belmont –sur-Lausanne, en est un bel exemple. Il tombe en ruine et son clocher, détruit juste après guerre par les communistes comme toutes les églises orthodoxes, a été rasé et ne sonne plus l’appel au culte depuis belle lurette. Il a longtemps servi de salle de réunion pour les militaires de l’Armée rouge qui avaient établi leurs casernes sur les anciens terrains du fondateur Louis-Vincent Tardent.

L'ancienne église des Vaudois

Vazha Iukuridze, le nouveau propriétaire des caves de Shabo, ne veut pas laisser les choses en état: «Je comprends bien que le temple des colons vaudois représente un symbole pour leurs descendants. Nous allons donc le restaurer et reconstruire son clocher à l’identique. Ensuite, nous allons aussi restaurer le château Anselme, qui a été habité par un descendant par alliance du fondateur. Puis retrouver et restaurer la tombe du fondateur dont on connaît à peu près l'emplacement dans le jardin de sa maison d'alors. C’est ma façon à moi de remercier les Vaudois pour avoir travaillé ces vignes et développé la viticulture en Ukraine.»

Ce dynamique quinquagénaire ukrainien vient de Géorgie voisine, une région qui a exploité la vigne 5 à 6 siècles avant Jésus-Christ. Une salle du nouveau musée du vin Shabo montre comment les Georgiens foulaient les grappes avec leurs pieds, avant de placer le jus de raisin dans des jarres plantées à même le sol.

Un restaurant a été aménagé dans les caves de la famille Laurent, soigneusement restaurées. Celles de la famille Thévenaz ont conservé leurs tonneaux d’origine, avec une plaque qui montre toujours la signature du roi Carole II de Roumanie, venu visiter les lieux en 1933, alors que le village était situé entre les deux guerres mondiales sur le territoire de la Bessarabie roumaine.

Un musée en hommage du Vaudois Tardent

Conçu par le Lucernois Hugo Schaer, le nouveau Musée Shabo retrace aussi le passé de la colonie helvétique, le trajet effectué en 1822 par le convoi du fondateur Louis-Vincent Tardent, dont on célébrera les 225 ans de sa naissance cette année.

Pour l’occasion, les caves accueilleront le 8 septembre prochain une délégation suisse emmenée par la conseillère d’Etat Jacqueline de Quattro et diverses personnalités vaudoises, à l’invitation du consul honoraire de la Fédération de Russie, Frederik Paulsen. Académicien, philanthrope et explorateur passionné de l’Arctique, le Suédois est aussi le propriétaire du Groupe pharmaceutique Ferring, à St-Prex.

Au cœur des caves Shabo, qui comptent aujourd’hui quelque mille employés dans des installations dernier cri, une fontaine à jets d’eau a été dressée. C’est la fontaine Dyonsos dressée en hommage à Vincent-Louis Tardent, le premier colon, originaire des Ormont et venu en Russie de Vevey dans son char tiré par huit chevaux avec ses outils et les 400 livres de sa bibliothèque.

Le mariage du vin et de la vodka…

2 commentaires

  1. Posté par Erika Buxcel Spitzke le

    Etant la fille de Rudolf et Ida Buxcel-Mieville, ancien colons de Chabag, j’ai lu avec grand plaisir et intérêt l’article sur Paul Thevenaz écrit par Olivier Grivat. En l’année 2008, étant près d’Odessa, j’ai fait une courte visite a Shabo. Là, j’ai fait la connaissance de Meur. Thevenaz, qui m’a montre sa vigne. J’ai aussi visité le château Anselme, qui était dans un état déplorable. Je me réjouis qu’au moins quelques lieux seront restaurés.

  2. Posté par Brigitte Vuffray le

    Merci Monsieur Olivier Grivat pour votre article très intéressant. C’est un beau témoignage que Monsieur Paul Thévenaz partage ici. Je profite pour signaler la présence du groupe http://www.notrehistoire.ch/group/helvetianopolis/
    « Helvétianopolis « Chabag » Colonie suisse » qui se trouve sur le site internet NotreHistoire.ch
    Nous serions heureux de partager ce groupe avec des descendants Chabiens et autres passionnés.
    NotreHistoire.ch est la première plateforme participative dédiée aux archives de Suisse romande. Elle a pour but de créer une fresque en images et en sons de l’histoire de notre région. Son projet éditorial contribue ainsi à l’illustration d’une histoire sociale et culturelle de la Suisse romande.
    Cordiales salutations,
    Brigitte Vuffray

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