La kiné suisse voit l’Inde tout en noir

Mireille Vallette
journaliste

Alice part pour six mois de bénévolat dans un orphelinat de Calcutta. L’expérience est cuisante…

Voilà une vision inédite de l’Inde. Alice, kiné hollandaise, conte son expérience de touriste, puis de bénévole dans un orphelinat d’enfants handicapés au début des années 90.

Alice, c’est Anne M. G. Lauwaert, l’auteure de ces « Oiseaux noirs de Calcutta ».

Elle commence par un périple touristique depuis Dehli. « Par principe, elle avait exclu tous les clichés au sujet de la chaleur suffocante, de la puanteur et de la crasse » pour « trouver auprès des vrais pauvres l’authenticité, le partage, la vraie charité ». Mais d’emblée, les clichés lui sautent au visage. Structures déglinguées, chaleur, odeurs, crasse, et même « fable des gentils indiens ». Reste tout de même et ce n’est pas peu, la découverte des merveilles du patrimoine culturel, les couleurs du ciel et la beauté des paysages.

Alice arrive à Nilbari, son lieu de travail situé dans les bidonvilles de Calcutta. Pour comprendre cet environnement humain et culturel, la kiné aura la chance de travailler avec la dynamique Hanna, une Allemande bénévole de 18 ans, qui maîtrise le bengali.

Les lieux sont sales, les enfants aussi : il n’y a pas de langes, les lits sont mouillés d’urine, literie et habits sont lavés chaque jour dans une eau à peine chaude. On n’utilise pas de désinfectant. Les enfants sont faibles et mal nourris. On ignore les bases de la diététique, notamment le besoin de calcium: « Chappattis et thé noir suffisaient à rester en vie, mais pas à se mettre debout ».

Toute innovation est reçue comme une complication dans cette vie déjà si dure. Les femmes qui encadrent les enfants, les didis, sont semi-analphabètes, sans initiative et souvent sans avenir. Mais certaines pourraient se former et devenir des professionnelles compétentes si l’environnement le permettait. Mais l’environnement, culturel notamment, ne le permet pas.

Les donateurs, genevois en l’occurrence, sont généreux, mais naïfs. Lorsque l’un d’eux est de passage, une vaste déco se met en place. Le visiteur voit ce qu’il attendait et repart satisfait.

Cette découverte singulière de l’Inde et de la bienfaisance occidentale - Alice rencontre beaucoup d’autre bénévoles - est étonnante.

Bien que le filet de la relecture ait laissé passer une peu trop de fautes, le lecteur se laisse emmener sans peine dans ce monde chaotique et complexe qui surprend, intrigue et pose bien des questions. Nous en avons posé quelques-unes à l’auteure.

Mireille Valette: Aviez-vous déjà des préjugés négatifs sur l’Inde, ou est-ce vraiment votre découverte ?

Anne M. G. Lauwaert: J’avais des préjugés, mais positifs. J’avais lu des livres, dont « La Cité de la Joie », des récits d’Occidentaux enthousiastes, les ouvrages de Bhagwan. J’ai démissionné de mon travail et je suis partie pleine d’idéal. Je croyais presque que j’allais dans un ashram ! Au final, je me suis sentie tellement désespérée ! Si j’ai écrit ce livre 20 ans après, c’est que j’ai mis des années à m’en remettre… Et encore, ça me ronge toujours.

Vous opposez la manière dont est vécue la pauvreté en Inde à celle du Pakistan, beaucoup plus positive ?

Les deux années précédentes, j’avais fait de longs séjours au Pakistan depuis Karachi jusqu’au Kungerab et dans les montagnes du Karakorum. Les gens étaient dignes et honnêtes, propres. Je pense que c’était en partie dû à la forme d’islam qu’ils pratiquent. J’y ai vécu avec des sunnites, des chiites et des ismaélites, avec des gens simples et généreux. Mais il existe une grande différence de mentalité entre les ethnies et entre les gens des villes et les gens « authentiques » des campagnes et des montagnes. Le Pakistan est un pays magnifique, j’y ai rencontré des personnes magnifiques. Le jour où il vaincra l’extrémisme religieux actuel, il se révélera au monde. Il abrite des richesses culturelles millénaires comme Harappa, Mohenjo-daro ou Taxila avec Alexandre le Grand et toute la civilisation de l’Indus.

Pour en revenir à l’Inde, ne généralisez-vous pas ses aspects négatifs, par exemple la nonchalance ? Le développement économique actuel ne vous donne-t-il pas tort ?

La conception du travail est complètement différente de la nôtre. Je donne l’exemple de cette banque, une grande pièce où tout le monde fait ses calculs au crayon, où il n’y a même pas une calculette. Des plateaux de thé passent de temps en temps. Les employés ne rentrent pas comme nous épuisés. Mais ce n’est pas efficace et ne pousse pas au progrès, à l’élévation du niveau de vie. Mais que va-t-il se passer le jour ou tous ces « gratte-papier » au crayon seront remplacés par des ordinateurs ? Des milliers de gens sans travail ! Quant à l’élite, elle vit complètement en dehors de cette population et ne s’occupe de personne.

Si j’étais seule à avoir ce regard noir, vous pourriez dire que j’exagère. Mais d’autres décrivent une réalité plus noire encore, comme Elisabeth Bumiller ou Bisham Shani et dernièrement Gregory D. Roberts.

Pensez-vous que les donateurs sont si naïfs et leurs dons inutiles ?

Les donateurs de mon orphelinat étaient très chrétiens, très idéalistes, mais quand l’un d’eux venait une journée, il ne voyait rien. J’ai aussi rencontré des donateurs qui n’étaient pas dupes. Ils se plaignaient de ne pas pouvoir modifier la réalité… Nous nous y prenons de façon paternaliste et même colonialiste. Il faut cesser de parler aux pays en développement, dont beaucoup ont de grandes ressources, avec mille précautions pour ne pas les froisser, en les infantilisant. Ce n’est pas à nous d’aller soigner les pauvres dans les bidonville, c’est aux gouvernements de faire leur devoir, d’installer des égouts, de fournir de l’eau potable à leurs concitoyens. Il vaudrait mieux créer des partenariats économiques d’égal à égal au lieu de l’actuelle ONG-mendicité-charité. Et nous devons nous, individuellement, vérifier que les produits que nous achetons sont fabriqués dans des conditions dignes, et les boycotter dans le cas contraire.

Diffusion : Editions Tatamis, commandes exclusivement sur http://www.tatamis.fr/

 

Un commentaire

  1. Posté par Mia Vossen le

    Ce livre est particulièrement instructif parce qu’il parle de faits vécus, de personnes réelles. Il en parle avec énormément de sympathie…. de désespoir! Les constatations de l’auteur ne concernent pas seulement l’Inde mais tous les pays que nous infantilisons en acceptant une « coopération » sur des bases fausses. A lire absolument!

Et vous, qu'en pensez vous ?

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