Hors-norme

Né à l’automne de la guerre froide d’une nationalité aujourd’hui disparue, relique ambulante, errante même et désabusée par son époque et ses moeurs, j’ai aujourd’hui fait le pont entre le virtuel et le réel en servant de guide dans ma Rome protestante à deux jeunes femmes russes venues la découvrir et qui m’ont contacté pour ce faire sur une plateforme internet d’hébergement et de mise en relation entre touristes et locaux. Malheureusement, Anna et Oxana, de par leur attitude, ont un peu plus mis en évidence le fossé qui me sépare de la majorité de mes contemporains. Je réalise mieux ma condition de marginal, qui a refusé stoïquement de monter à bord de l’express libéral-libertaire lors de son arrêt à Genève. J’accepte et assume cette évidence douloureuse: c’est moi qui suis hors-norme, asymétriques vis-à-vis de mes congénères et anti-mimétique jusqu’au plus profond de mes cellules.

 

La norme en matière de tourisme, en cet an de grâce deux mille quinze, et spécialement au sein de la gente féminine (peut-être plus durement attaquée par le marketing dès son plus jeune âge, notamment par Disney et Mattel), c’est de déambuler avec une espèce de matraque télescopique, ustensile à forme phallique, qui peut être interprété symboliquement comme le sceptre qui dévirilise l’homme, sans pour autant viriliser la femme, pour cause d’impossibilité biologique. Tel un prolongement du corps, voire une excroissance, l’objet produit à la chaîne est destiné à y fixer son « smartphone » afin de faciliter la prise d’autoportraits appelés communément selfi[sh]es. Dans le cas d’Anna, cet accessoire malsain connoté quelque peu sexuellement ; cette perche vulgaire, sert à se prendre en photo au rythme régulier approchant les cinq photos par minute.

 

Oxana, quant à elle, représente la norme actuelle par sa dépendance aux applications de messagerie Whatsapp et Viber, pour ne pas les nommer. Sa progression hésitante à travers Genève est ralentie par les bien trop nombreux points d’accès à internet sans fil et gratuits, qui l’obligent, telle une force coercitive surnaturelle et invisible, à se connecter et à dialoguer avec des zombies pareils à elle, à des milliers de kilomètres, alors que son amie et moi sommes présents, du moins physiquement en ce qui concerne Anna. Son addiction au "tchat" est telle que je pense qu’elle mériterait de se faire aider par des professionnels (experts et aguerris), qui sauraient traiter ce fléau d’un genre nouveau.

 

C’est donc ça le tourisme pour Anna : ne pas vivre le moment présent. Il faut vivre dans sa bulle, dégoulinant de narcissisme, ne pas prendre le risque insensé d’interagir avec une personne constituée de chair et de sang pour lui demander poliment de nous prendre en photo devant un monument ou un panorama qui le justifierait. Je ne condamne évidemment pas le fait de vouloir immortaliser le souvenir d’un lieu, d’un instant particulier ou d’une expérience. Je pense par contre que le fait de demander à une tierce personne de nous photographier est une démarche judicieuse ; et non-seulement d’un point de vue social: la qualité esthétique de la photo s’en trouve propulsée dans la stratosphère tel un homme-canon ambitieux ; on passe du malheureux "Tree" de Paul McCartney au sérénissime buste de Jules César retrouvé à Arles !

 

Pour en revenir à Oxana, je me dis que, si ça se trouve, quand elle est en présence des amis avec lesquels elle converse frénétiquement aujourd’hui, elle "tchat" avec d’autres sur son portable. Finalement, pour pouvoir discuter avec elle, il faut se trouver au minimum à plus d’un kilomètre d'elle. Elle crée ainsi une espèce de cycle avant-gardiste teinté d’ésotérisme, quasi artistique, mais frisant également le pathologique. Je pense que plus personne ne critiquera ce genre de comportement dans moins d'une décennie, quand les derniers spécimens de mon espèce, c’est-à-dire les réactionnaires nauséabonds, auront été internés dans des camps de rééducation situés par-delà la lune.

 

Pour résumer cette petite analyse sociétale liée aux nouvelles technologies, Anna ne vit pas dans le présent mais se projette constamment dans un futur virtuel, dans lequel elle publiera ses autoportraits (d’une qualité artistique discutable) en grand nombre sur sa page Facebook pour que des amis, tout aussi virtuels - voire imaginaires, quand on pense au nombre de comptes fictifs ou, simplement, faux sur les réseaux sociaux - , les aiment, alors qu’ils s’en contrefichent probablement impérialement ; mais ils le feront quand-même, afin d’espérer recevoir des likes en retour pour leur propres âneries futiles et nombrilistes. Elle crée donc du matériel de propagande afin de promouvoir sa propre personne tout en s’empêchant elle-même de profiter du moment présent. Elle est dans une fuite en avant permanente. En ce qui concerne Oxana, elle ne se projette pas dans le futur mais plutôt dans une autre dimension, un autre espace-temps, dont j’attends avec impatience la définition par la communauté scientifique, puisque son corps est là mais son esprit est ailleurs. Le monde qui l’entoure ne l’intéresse ni ne la divertit, mais la pousse plutôt à le fuir constamment. Tout compte fait, je suis bien content d’être hors-norme.

 

Joseph Navratil, le 16 juin 2015

 

 

photo: voyagezfute.com

4 commentaires

  1. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    En voilà un savoureux billet. Les propos des commentateurs me surprennent. Malgré des éléments pertinents, ils ne font pas écho au texte que je viens de lire. Il semble qu’un élément ait provoqué un déclic déclenchant un réflexe pavlovien. Je ne raille pas, car cela m’arrive aussi. De bondir sur un détail en perdant l’ensemble de vue. Quoique dans le cas présent je ne vois pas ce qui a déclenché leurs ires.
    Il m’arrive, quand des touristes se photographient et que je vois les sourires crispés, de faire des pitreries derrière le dos du photographe. Ca marche neuf fois sur dix. J‘ai fait rire un groupe de 49 chinois! Ils ont tous voulu être pris avec un bras sur mon épaule. Parfois l’effet est raté. Car l’olibrius, tout étonné de voir rire sa dulcinée, se retourne.
    Qui Joseph navrat-il? Pas moi. Au contraire, il a provoqué une hilarité fort alacre! Je sais, c’est gros et c’est un pléonasme. De plus « alacre » ne date que d’un instant.

  2. Posté par Frederic Bastiat le

    @John Simpson:
    Si tu n’aimes pas l’individualisme, tu n’as qu’à voter pour les communistes, tu verras, avec eux, tout est collectivisé comme tu sembles le souhaiter au point que les individus ne peuvent plus prendre la moindre décision autonome sans l’aval du politburo. La mauvaise nouvelle, l’information qui manque à tous les égocentriques intellectuels qui veulent organiser les autres selon leurs propres préférences, c’est que vous ne serez probablement pas ceux qui seront membre du politburo et que de ce fait vous devrez souffrir le plan découlant des préférences d’un autre, qui certes pense comme vous, mais qui -malheureusement pour vous- a des préférences différentes des vôtres…….

  3. Posté par Frederic Bastiat le

    C’est marrant que l’auteur se sente hors-norme et déviant dans un monde où il perçoit une norme dominante libérale-libertaire: je suis libertarien et j’ai tout autant l’impression d’être déviant parce que de mon point de vue la norme est exactement l’inverse de celle-qu’il perçoit. Moi, je n’ai jamais vu aussi peu de libéralisme et autant de velléités de contrôle des autres qu’aujourd’hui. Nous ne devons pas vivre dans le même monde: dans le mien quelle que soit l’activité économique qu’ils veulent exercer les individus ont besoin de multiples autorisations ou diplômes obligatoires agrées par l’état pour pratiquer; dans le mien les individus qui sont propriétaire d’un terrain ou d’une maison on besoin d’autorisation de l’état pour en disposer; dans le mien l’état met tellement son nez partout qu’il en est venu à réguler la promenade en forêt, à prodiguer des conseils sur ce qu’on mange, à nous forcer à adhérer à des assurances sociales pour notre bien, etc., etc. Dans mon monde, l »état veut tout savoir de mes finances et de mes gains, et entend m’en prendre de force par des prélèvements directs entre le quart et la moitié pour prétendument m’offrir des services dont je ne veux pas. Sans rire, dans le monde occidental, trop libéral-libertaire selon l’auteur, certains politiciens en sont même venus, à réguler la courbure et le diamètre des concombres autorisés à la vente ou la quantité d’extrait de cumin qu’un producteur à le droit de mettre dans un saucisson (c’est l’UE) ou à tenter d’interdire aux hommes de pisser debout (en Suède) etc., etc., etc.

    Nous ne devons pas vivre dans le même monde, parce que l’aspect libéral-libertaire dont il parle, je ne le vois pratiquement plus nulle part.

    Je crois que la norme ambiante, et l’auteur le montre indirectement, c’est celle qui consiste à refuser de plus en plus que les autres décident pour eux-mêmes de ce qui leur convient, comme si l’utilité au lieu d’être subjective et découler de préférences individuelles, devait être déterminée par des biens-pensants, comme l’auteur […]

    La plus grande maladie intellectuelle de notre temps qui accompagne ce désir de contrôler et réguler les autres c’est l’égocentrisme intellectuel, c’est le mal dont souffre l’auteur ici. Les préférences de chacun sont différentes et celles de l’auteur peuvent apparaître à ces jeunes filles tout autant ridicules et incompréhensibles que les leurs pour lui. Mais cela, il est incapable de le comprendre, parce que précisément intellectuellement égocentrique.[…]

  4. Posté par John Simpson le

    Excellent texte, il reflète bien le narcissisme ambiant d’une société profondément indivudualiste.

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