De quoi l’Europe souffre-t-elle ?

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

 

L’Europe a horriblement souffert dans la première moitié du vingtième siècle et ses plaies sont loin d’être refermées. L’Union européenne les a  recouvertes, ces plaies, provoquant une infection sous-cutanée et non une guérison. Une peste, diraient La Fontaine ou Camus.

Les souffrances de l’Europe sont loin de se réduire à Auschwitz. Il faudrait avoir perdu l’esprit ou le cœur pour le prétendre. Cela dit, ce camp d’extermination reste le symbole de l’horreur, même si, en cristallisant le calvaire du Vieux continent, il a, par devers lui, prêté à des malentendus. « Mais il n’y a pas que les Juifs qui ont souffert ! » a-t-on entendu. Cela va de soi. Il reste qu’une fixation excessive sur Auschwitz a nourri des rancœurs et de l’antisémitisme. Emmanuel Todd voit dans la manifestation du 11 janvier à Paris quelque chose qui va nourrir la haine des Juifs. Peut-être, mais les causes de cette haine sont plus profondes.

Aujourd’hui ce ne sont plus des chambres à gaz, des bombardements exterminatoires,  des purifications ethniques ou politiques qui font souffrir l’Europe. La plus grande cause de cette souffrance est le sentiment de ne plus avoir de place dans le monde. Rien n’illustre mieux cette souffrance que les camps. On y parque des individus déclarés im-mondes, persona non grata, sans place dans le monde. Le problème est que le sentiment d’être rejeté stigmatisé, exclu, peut se développer alors même que les droits de l’homme sont garantis, que tous peuvent manger à leur faim, que les inégalités sont supportables. Qu’est-ce à dire ?

La réponse est que le sentiment de ne pas avoir de place dans le monde n’est pas matériel mais culturel. Cela dit, rien ne représente mieux cette souffrance immatérielle que la matérialité d’un camp d’extermination ou de concentration. Eux, les détenus derrière des barbelés, n’ont vraiment plus aucune place dans le monde. Pas étonnant qu’en Europe et en un âge où règne l’exclusion de tous par tous par juxtaposition des individus, l’image du camp soit si omniprésente. C’est eux–mêmes que les Européens voient dans les yeux caverneux des détenus derrière des barbelés.  Mais leur souffrance n’est pas physique, elle est culturelle ou spirituelle, comme si le monde après 1945 était lui–même devenu un camp de personnes déplacées. Il ne l’est pas devenu matériellement mais immatériellement ou, encore une fois, culturellement.

Lorsque je passe près d’une fête de rue et que mes oreilles sifflent parce que d’énormes haut­-parleurs déversent une musique assourdissante,  je sens que je n’ai aucune place dans cette fête. Non point que la musique m’horripile  (comme le fait effectivement la musique rap) mais que le volume est tel qu’il m écrase. La musique est un broyeur, mais pas seulement elle. C’est toute sa culture ou, pour mieux dire, l’absence de culture, qui broie l’homme européen. Il est réduit à un producteur–consommateur de biens, de services, de droits, qu’ils soient de l’homme ou non. Il est comme un bouchon flottant sur le noir océan des marchés financiers, des marchés du sexe, des marchés d’une vie à vendre pour des profits divers. Dans le théâtre de Samuel Beckett, les acteurs sont dans des poubelles. Que se passe-t-il ?

Les individus sont réduits à la matérialité de leur vie, à un volume de chair palpitant plus ou moins bien. Aucune civilisation n’a opéré une telle réduction. Chez les Indiens d’Amérique du Nord  comme chez les chrétiens, jamais l’individu n’est réduit au volume occupé par son corps dans le temps et dans l’espace. Toujours il est lié à l’au-delà de lui-même par le nom d’un animal ou par la présence du Christ. Aujourd’hui, ce lien à un monde invisible a disparu. Nous sommes des choses errant plus ou moins bien dans les supermarchés de notre finitude, sur les autoroutes de nos déprimes, dans la laïcité de nos transports publics.

Comment alléger cette souffrance ? Comment rétablir nos liens avec l’invisible ? Devrions – nous rejoindre une église, quelque groupe pratiquant un rituel censé nous mettre en contact avec le sacré ? Peut–être, mais en attendant, nous pouvons déjà prendre conscience d’une chose, à savoir que dans le monde entier, à l’exception de l’Europe occidentale, le lien avec un monde invisible va de soi. La vertu de la mondialisation pourrait consister non pas tant en l’ouverture de marchés qu’en l’ouverture de nos consciences à des cultures où l’homme n’est pas réduit à un volume de chair mortelle. D’ailleurs notre culture, avant, n’opérait pas cette réduction mais aujourd’hui, comme dit Carl-Gustav Jung, « nous sommes jetés dans une cataracte de progrès qui nous arrache à nos racines. Devenus particules dans la masse, nous n’obéissons plus qu’à la pesanteur. »

Jan Marejko, 16 juin 2015

15 commentaires

  1. Posté par KANDEL le

    Mais l’ennemi, c’est le nihilisme, l’éloge de la dérision qu’il entraîne … et finalement le dégoût de tout.
    Ce nihilisme cultivé est l’opposé absolu du sourire gratuit d’un petit enfant qui découvre le monde.
    À méditer.

  2. Posté par Derek Doppler le

    La tribu de la Pleurniche Victimaire Éternelle a tellement bien réussi son coup qu’il fallait s’attendre à l’apparition de hordes de vilaines copieuses. Le tout couplé à une compétition permanente pour déterminer qui est le plus altruiste, si possible au prix de sacrifices ridicules allant jusqu’à la négation de soi, et voilà! Qui donc sera le plus altruiste face à la victime suprême?

  3. Posté par Velocipède le

    Rachel Dolezal, militante antiraciste blanche, se faisait passer pour noire. Une affaire qui en dit long sur l’obsession, aussi MALSAINE que TABOUE, de l’Occident sur les questions réciproques de la race et de la victimisation. Dans le Daily Mail, l’analyse intéressante : « Rachel Dolezal est simplement l’exemple le plus spectaculaire d’un phénomène croissant de personnes se présentant comme des victimes, conséquence même d’une culture qui met en scène LA VICTIMISATION COMME UNE FORME DE SUPERIORITE MORALE. » Une question reste en suspend. Depuis quand, comment et par qui a été importée en Occident cette « culture » de la jouissance victimaire procuratrice d’ « une forme de supériorité morale » ? Bonne question !
    http://nos-medias.fr/video/ethno-masochisme-et-jouissance-victimaire

  4. Posté par Immo le

    L’Europe, le monde occidental, souffre du pouvoir de LA Caste qui le dirige et dont l’objectif est notamment l’asservissement (c’est en cours) puis la disparition des blancs.

  5. Posté par Jan Marejko le

    Comme membre d’une communauté politique, il faut certes savoir nommer l’ennemi, mais ce n’est pas une mince affaire. La Russie a été désignée comme ennemi. Est-ce juste ? Et puis, dans mon coeur, qui est mon ennemi?

  6. Posté par Sancenay le

    à Jan :
    « apeurés » ou appointés ? cela mériterait vérification selon les sujets .

  7. Posté par Erkangilliers le

    @ Jan Marejko: on nomme son ennemi quand on réalise qu’il existe et qu’on se permet de savoir qui il est.
    Mais il faut pour cela réaliser qu’on est attaqué et avoir envie de se défendre.

  8. Posté par Jan Marejko le

    Erkangilliers, comment nomme-t-on l’ennemi lorsqu’il n’y a pas de valeurs (Recht) et qu’on a oublié (Scholtus citant Delattre de Tassigny) que « les raisons de vivre sont aussi des raisons de mourir »? Comment nommer l’ennemi lorsque nous sommes supposés exulter prochainement dans le vivre-ensemble?

  9. Posté par Pierre H. le

    Je me demande si ces technocrates ont des enfants (je suppose que c’est rétrograde et vieux jeu d’en avoir). Mais s’ils en ont, je ne comprends pas comment ils peuvent créer un futur pareil pour leurs propres enfants. On sait que certains, pour parvenir à leurs fins, seraient capables de tuer père et mère. Je ne serais même plus étonné, à notre époque, que les géniteurs n’aient plus rien à foutre de leur progéniture.

  10. Posté par Jan Marejko le

    Loutchia, l’idée que les politiciens ont peur est intéressante. Nous n’avons pas seulement des technocrates, mais des « technocrates apeurés », peut-être une nouvelle espèce. …

  11. Posté par G. Scholtus le

    Intéressant et très juste !
    Article profond qui met le doigt sur la plaie !
    L’homme ne vit pas que de pain, véritée trop souvent oubliée en Occident aujourd’hui. En oubliant la dimension spirituelle de la vie ainsi que nos racines, nous sommes arrivés à la situation actuelle.
    Qu’en auraient pensé Jung, Schweitzer ou même Delattre de Tassigny pour qui  »les raisons de vivre sont autant de raisons de mourir pour sauver ce qui donne un sens à la vie » ?

  12. Posté par Sancenay le

    Une interrogation salutaire, Jan , il faut aller au-delà : « duc in altum ».

  13. Posté par Erkangilliers le

    Ce texte est l’exemple parfait de ce dont l’Europe souffre: ne pas savoir nommer son ennemi et le combattre en conséquence.

  14. Posté par Loutchia le

    « De quoi l’Europe souffre-t-elle ? »

    De la bêtise de ses politiciens qui n’ont plus de cran, mais sont dominés par la peur, dépassés par une situation qu’ils ont créée.

  15. Posté par Félix Recht le

    Les valeurs et le manque de respect.

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