Lobbys à Bruxelles : contre-pouvoir ou pouvoir contre la démocratie ?

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Par Pauline Minaud.

Jean-Claude Juncker (Crédits : European Parliament, licence Creative Commons)Jean-Claude Juncker (Crédits : European Parliament, licence Creative Commons)

Alors que le triangle institutionnel européen (Commission, Parlement, Conseil) reste une notion vague pour l’opinion publique, qui de manière générale désigne Bruxelles comme l’unique source de ses maux, les lobbies, eux, votent avec leurs pieds et ont, sans équivoque, désigné le Parlement européen comme l’institution phare sur laquelle concentrer ses forces pour influencer les politiques européennes. La carte ci-dessous illustre d’une part la très forte proximité des lobbys avec ladite institution, et souligne plus généralement la très forte densité des lobbys dans la capitale européenne, faisant ainsi de Bruxelles, la deuxième ville la plus peuplée de lobbyistes au monde après Washington.

Véritable petite armée (constituée selon les estimations entre 20.000 et 30.000 lobbyistes), l’activité de lobbying, bien que mal connue dans l’Union européenne (UE) souffre d’une très  mauvaise réputation auprès de la société civile. Cette dernière n’hésite pas à comparer l’opaque monde du lobbying à un « fléau », souvent « acharné » et  accusé de miner les politiques européennes et plus généralement de menacer la démocratie.

Il apparait dès lors pertinent de s’interroger sur les liens véritables que ces derniers entretiennent avec la démocratie, d’aller au-delà des préjugés qui s’y attachent et de contribuer à la réflexion contemporaine plus largement, autour de la démocratie 2.0, dont les lobbys quoi qu’on en pense, font partie intégrante.

Carte d’identité du lobby européen

Désignés tour à tour comme des groupes d’intérêts, des groupes de pression ou des groupes d’influence, le nom générique de lobby recouvre une très large diversité d’acteurs. Il s’agit  en réalité de toute organisation exerçant des activités de lobbying, autrement dit de toute structure organisée qui intervient dans l’élaboration des réglementations qui touchent ses produits ou ses services afin de limiter leur impact et de les tourner à son avantage. En plus des traditionnels cabinets de lobbying, on  y inclut donc également des multinationales, des ONG ou encore des cabinets d’avocats. Le 27 mai 2015, plus de 7500 entités étaient enregistrées au registre de transparence (mis en place par l’UE en 2005) pour « seulement » 751 eurodéputés, soit 7 lobbyistes pour chaque eurodéputé. Des célèbres lobbys du tabac, aux lobbys financiers, en passant par les lobbys de la protection animale, les lobbys industriels ou encore les lobbys de la viande ou de la chasse, les lobbys ont investis tous les champs politiques.  Les tailles diffèrent, mais de manière générale, l’AFCL (Association Française des Conseils en Lobbying) estime que les lobbys affichent une croissance annuelle moyenne de 4 à 5% de leur chiffre d’affaires et que leurs recettes se situent entre 500.000 et 7 millions d’euros.

La très forte croissance des lobbys bruxellois s’explique par l’important développement des compétences de l’UE au fil des différents traités. Le traité de Lisbonne, entré en vigueur à la fin de l’année 2009 est tout particulièrement représentatif de cette évolution en faveur de plus de pouvoir pour l’UE, et notamment pour son Parlement. En effet, ce traité tout en consacrant la personnalité juridique de l’Union européenne (lui permettant alors de conclure des accords internationaux dans ses domaines de compétences) a accru les pouvoirs législatifs du Parlement, qui se trouve désormais « sur un pied d’égalité avec le Conseil des ministres pour décider des politiques de l’Union européenne et de la façon dont elle utilise son budget ». Dès lors, l’importance du Parlement européen pour les lobbys apparait évidente, puisque c’est par interaction avec les députés que les lobbyistes peuvent faire valoir leurs intérêts.

Garants ou menaces de la démocratie ? Les avis divergent

Loué par certains et décrié par d’autres, le lien entretenu par les lobbys avec la démocratie est non seulement complexe mais bien souvent aussi opaque. En effet, en plus d’organiser à leurs frais tables rondes, conférences et séminaires pour diffuser leurs idées, les lobbyistes, n’hésitent pas non plus à offrir des cocktails, des diners voire des week-ends complets (à Barcelone, par le groupe Suez) aux eurodéputés qu’ils estiment en mesure de promouvoir leurs idées. Pour ce faire, les lobbys disposent de budgets gigantesques, élément criant et décrié de leurs influences. Les budgets des lobbys financiers sont particulièrement impressionnants. Selon un rapport publié en avril 2014 par le think tank Corporate Europe Observatory, plus de 120 millions d’euros sont dépensés chaque année par les lobbyistes de la finance. Ces dépenses ont en outre été fortement augmentées par les grandes banques européennes et américaines suite au durcissement des règles européennes en matière de transparence. La Deutsche Bank a doublé ses dépenses de lobbying atteignant près de 4 millions d’euros en 2014, alors que l’américaine Goldman Sachs les a multipliées par 14 pour atteindre 800 000 euros. Ces montants sont d’autant plus frappants, qu’ils sont bien supérieurs au budget annuel des ONG, syndicats et associations de consommateurs européens réunis et posent donc une vraie menace à la démocratie, et à l’égalité des moyens d’action et d’influence.

La société civile, par le biais de ses associations et ONG est la première dénonciatrice de ses abus et critique à la fois les achats de députés et les allers-retours entre sphère publique et privée, autrement appelé le phénomène des « portes tournantes ». Dans un rapport de 2015, Transparency International considère en effet qu’aucune des trois institutions européennes « ne dispose d’un cadre satisfaisant de traçabilité des décisions publiques et d’encadrement du lobbying ». C’est la cause principale des conflits d’intérêts qui ternissent régulièrement l’UE, tel celui d’octobre 2012 qui entraina la démission du commissaire à la santé John Dalli, soupçonné d’avoir reçu des pots de vin d’une compagnie suédoise, ou encore le recrutement de l’ancienne eurodéputée britannique Sharon Bowles, très active sur les questions financières, par le London Stock Exchange (LSE) à son conseil d’administration. Les critiques néanmoins ne viennent pas seulement de la société civile puisqu’en 2014, la Suède en tant qu’État-membre avait attaqué la Commission qu’elle jugeait soumise aux lobbys des chimistes.

Pour autant, les lobbys profitent également de critiques positives et notamment par la voix de Sylvie Goulard, eurodéputé ADLE (Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe) qui estime positif le fait que la vie politique ne soit pas « confisqué » par les fonctionnaires. De même, l’eurodéputé PPE Jean-Paul Gauzés considère les lobbyistes comme « une source d’information importante » face à des sujets nombreux et complexes et à des moyens humains et financiers toujours plus ténus pour les députés. Dès lors, bien sûr les lobbyistes « défendent leurs propres intérêts », mais estime M. Gauzés, « c’est à nous, députés, de faire la part des choses de recouper nos informations…». Dans le même esprit, Gilles Teisseyre, président d’Arcturus Group (Hermès, l’Institut Curie, Air liquide) considère que le lobbyiste « est là pour ramener sur terre, dire ’voilà ça a un impact économique important, il faut en tenir compte’ ».

Un encadrement nécessaire et multiforme

Dès lors, et quel que soit le jugement porté à l’égard des activités de lobbying à Bruxelles, il apparait nécessaire d’encadrer la pratique au vu de leur nombre et de leurs moyens d’influence. Ce contrôle de la transparence est développé à la fois par les institutions européennes elles-mêmes mais également par la société civile.

L’UE s’est dotée dès 2005 d’un registre de transparence auquel doivent s’inscrire (de manière obligatoire depuis le 1er décembre 2014) tous les représentants d’intérêts exerçant des activités de lobbying. Ce souci de transparence est une des priorités de la Commission Juncker qui a demandé à tous les officiels de l’exécutif européen (commissaires, membres de cabinets et directeurs généraux) de rendre publics leurs contacts avec les lobbys. Au Parlement, un groupe de travail s’est récemment créé pour y lutter contre l’ingérence de l’industrie du tabac.

Là encore la société civile n’est pas en reste quant au contrôle des activités de lobbying. Trois associations (Corporate Europe Observatory, LobbyControl and Friends of the Earth Europe) ont développé leur propre interface « lobbyfacts.eu » pour accroitre la transparence sur ces pratiques. C’est également le but affiché de l’ONG Finance Watch, qui depuis 2011 regroupe près de 30 associations dont Oxfam : son l’objectif est de «  développer une contre- expertise sur la réglementation et les marchés financiers, afin de contrer le travail de lobbying du secteur ».

Aimés ou décriés, les lobbys, ont dans tous les cas une place majeure dans la vie politique européenne.

Sur le web

 

 

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Un commentaire

  1. Posté par groudonvert le

    En réalité, il y a plus de 20000 lobbys qui gravitent là-dedans, selon Bernard Monot.

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