Roger Koeppel, « La Terre est plate », Die Weltwoche, 16 avril 2015

Extraits

La querelle des historiens.

De Roger Köppel

La semaine dernière, l'homme politique Christoph Blocher et l'historien Thomas Maissen ont débattu à l'invitation de Weltwoche en présence de 650 personnes dans la salle «Lake Side» comble, au bord du lac de Zurich. L'intérêt était énorme, l'affluence considérable. Il est certain que Christoph Blocher, devenu lui-même un personnage historique, attire. Néanmoins, le public n'avait rien d'homogène. À en juger par les applaudissements, la gauche et la droite étaient à peu près également réparties, avec un léger avantage numérique pour la droite.

Que peut-on principalement tirer de ce débat? Les trente dernières années ont été marquées par l'historiographie de gauche. La Suisse n'avait plus droit de cité. On assistait à un combat culturel contre l'image traditionnelle de la Suisse enseignée dans les écoles, soudain taxée de conservatrice. La «défense spirituelle du pays» était menacée de la peine de mort intellectuelle. La destruction des mythes avait le vent en poupe. Les universités pratiquaient les sciences de l'histoire comme prolongement de la politique par d'autres moyens.

Et tout cela était un mythe. Non seulement Guillaume Tell, mais également le Pacte fédéral, la bataille de Morgarten, Winkelried de toute façon, Sempach, les guerres de libération contre les Habsbourg, même la défaite de Marignan et ses implications en matière de politique de neutralité, tout ce qui était contraire à la vision internationaliste, si unilatérale et aveugle à l'égard de la Suisse, des historiens mainstream progressistes était jeté, sans autre forme de procès, aux orties. Le seul à ne pas être déboulonné était le grand dictateur, voleur et conquérant du monde, Napoléon, auquel la Suisse, selon le nouveau mythe de gauche, devait sa démocratie moderne.

Pourquoi, d'ailleurs, en parlons-nous encore? La Suisse se caractérise comme État justement avant tout par sa longue histoire collective. Nous sommes la nation historique par excellence. Notre politique, nos lois, la manière dont nous nous sommes conduits avec plus ou moins de bonheur dans le monde, sont le fruit des leçons accumulées fournies par l'histoire. Nos traditions sont un manuel vivant de la politique suisse, en quelque sorte décevant et peu productif pour les philosophes et les idéologues parce que la Suisse qui s'est historiquement développée par tâtonnements a été moins marquée par de grandes idées que par des expériences d'utilité concrète, pratique à petite échelle – et qu'elle le demeure.

Le dogme historique de gauche s'effondre. Ou pour être plus précis, il se réduit à son noyau raisonnable et consensuel. Jadis, l'histoire suisse devait fournir des preuves irréfutables de la vocation quasiment innée de la Suisse à se fondre dans une entité transfrontalière, considérée alors comme géniale et nommée l'UE. Cette historiographie, qui était en fait une invention historique, est restée constamment polluée par le présent et donc anhistorique.

L'expérience était vouée à l'échec. Les utopies passéistes qui auraient dû préparer la Suisse à adhérer à l'Union européenne sont poussiéreuses. Elles ont perdu la pétulance de leur force de provocation de jadis. L'attaque s'est convertie en retraite. Aujourd'hui, les critiques des «nationaux-conservateurs» ne s'intéressent plus qu'à souligner que la Suisse est le fruit non seulement de ses propres réalisations, mais aussi des influences de l'étranger toujours mises à profit productivement. Qui contesterait cela?

Après notre débat historique, la télévision suisse a demandé au politicien Blocher pourquoi il a donné raison sur tant de points à l'historien critique Maissen. Les journalistes de Leutschenbach ont cru pour un instant être sur une piste vraiment sérieuse d'un recul de Blocher. Ils se trompent. Ce qui a été dissipé dimanche, ce n'était pas le soi-disant mythe historique de Blocher, mais l'épouvantail gonflé par la gauche d'une vision de l'histoire de droite, arrogante, nationaliste et avide de repli. Blocher et Maissen étaient d'accord sur la plupart des faits. Tout en étant parfois éloignés dans leur interprétation politique. Maissen pense qu'il serait bon que la Suisse entre dans l'UE. Blocher pense que ce serait une catastrophe. Les désaccords sont d'ordre politique et non historique.

Les historiens de gauche critiquent les politiciens de droite selon un schéma étonnamment naïf. Ils insinuent que les gens de droite – en transposant aux questions historiques – affirmeraient, en substance, que la Terre est plate, alors qu'elle est ronde. Les gens de gauche expliquent ensuite à la droite pourquoi la Terre n'est pas plate, mais ronde, et la droite réplique – à juste titre – qu'elle n'a jamais affirmé que la Terre était plate, mais ronde.

Ce mirage historique de gauche se dissipe à une vitesse vertigineuse. Il en reste la discussion sur le cas particulier intéressant de la Suisse qui est la seule démocratie directe au monde. Au lieu de se demander pourquoi la Suisse est à bien des égards identique aux autres, les historiens devraient enfin chercher à savoir pourquoi la Suisse est devenue si différente de tous les autres. L'existence de la Suisse tient à cette différence...

Source : Roger Koeppel,  Die Weltwoche, Editorial, 16 avril 2015

 

4 commentaires

  1. Posté par Jacques le

    Pour moi aucun doute. Cela fait pas mal de temps qu’en lisant les éditoriaux de la Weltwoche,j’ai compris que Roger Köppel avait le format d’un Conseiller fédéral. J’espère qu’il le deviendra avant qu’il ne soit trop tard, c.à.d avant que notre « classe politique » ait fini de détruire notre patrie.

  2. Posté par conrad hausmann le

    Toutes les sociétés se sont constituées autour de mythes fondateurs…et d’utopies et sans ces deux éléments il n ‘y pas de civilisation.L’humain n’est pas rationnel et rationaliste , on peut le regretter mais c’est ainsi.Mais les utopies « socialistes » ont fait des millions de morts.

  3. Posté par Pierre H. le

    On sait bien à quel point les gauchistes sont des révisionnistes et négationnistes de l’histoire pour des raisons politiques. Chez les gauchistes, tout est toujours politique de toute façon. De plus, ils transposent les théories politiques d’aujourd’hui au passé, comme si aux diverses époques historiques, les mentalités étaient les mêmes qu’aujourd’hui. En d’autres termes, pour prendre une image, ils font comme s’ils avaient déjà aussi des voitures au moyen-âge ou au Neandertal et établissent des théories ou des concepts modernes qu’ils transposent aux temps anciens. Tout ça, bien sûr, pour leur donner raison dans la politique du temps présent. Un excellent livre à ce sujet mais concernant plutôt l’histoire de la France est « Historiquement correct : Pour en finir avec le passé unique » de Jean Sévillia. L’historiquement correct, c’est le politiquement correct de l’histoire.

  4. Posté par Vautrin le

    « Les utopies passéistes qui auraient dû préparer la Suisse à adhérer à l’Union européenne sont poussiéreuses. » Exactement. Ce sont des âneries inventées au XIXe siècle par la pensée socialiste. Nombreux exemples dans les rescrits de ce temps-là. On doit conserver l’héritage du passé, mais on ne peut fonder l’avenir sur des bricoles obsolètes.

Et vous, qu'en pensez vous ?

Poster un commentaire

Votre commentaire est susceptible d'être modéré, nous vous prions d'être patients.

* Ces champs sont obligatoires

Avertissement! Seuls les commentaires signés par leurs auteurs sont admis, sauf exceptions demandées auprès des Observateurs.ch pour des raisons personnelles ou professionnelles. Les commentaires sont en principe modérés. Toutefois, étant donné le nombre très considérable et en progression fulgurante des commentaires (259'163 commentaires retenus et 79'280 articles publiés, chiffres au 1 décembre 2020), un travail de modération complet et exhaustif est totalement impensable. Notre site invite, par conséquent, les commentateurs à ne pas transgresser les règles élémentaires en vigueur et à se conformer à la loi afin d’éviter tout recours en justice. Le site n’est pas responsable de propos condamnables par la loi et fournira, en cas de demande et dans la mesure du possible, les éléments nécessaires à l’identification des auteurs faisant l’objet d’une procédure judiciaire. Les commentaires n’engagent que leurs auteurs. Le site se réserve, par ailleurs, le droit de supprimer tout commentaire qu’il repérerait comme anonyme et invite plus généralement les commentateurs à s’en tenir à des propos acceptables et non condamnables.

Entrez les deux mots ci-dessous (séparés par un espace). Si vous n'arrivez pas à lire les mots vous pouvez afficher une nouvelle image.