Je suis… Je suis… Je suis. Les boutons ontologiques.

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

 

En 2006, un professeur de philosophie, Robert Redeker publiait un article dans le Figaro. Il y qualifiait l'islam de religion de haine, de violence, d'obscurantisme. Il recevait immédiatement des menaces de mort. Depuis lors, il vit sous protection policière. A mon grand désespoir, personne autour de moi n'a décoré sa jaquette d'un bouton sur lequel il aurait été écrit,  "je suis Robert". J'ai bien essayé un petit matin gris. Même que j'avais confectionné une pancarte pour convaincre les passants de me suivre, mais il pleuvait trop, je suis rentré chez moi les oreilles couchées. Pour tout dire je n'étais pas mécontent d'avoir échoué. Les islamistes me font peur.

 

Et puis, divine surprise, le 9 janvier 2015 est arrivé. Je n'habite pas Paris, mais m'y suis précipité. Avec le TGV dont je suis si fier parce qu'il nous rappelle que la France est un grand pays industriel. Ou devrais-je dire "était" ? Je ne sais plus et, pour tout vous dire, je trouve cette question angoissante, parce qu'elle évoque le désastre économique français, le chômage,  le PIB en baisse. Donc... oui, je voulais dire qu'à Paris,  j'ai pu marcher fusionné dans une foule immense avec... un bouton sur lequel était écrit, "Je suis Charlie". Ça m'a consolé de mon échec avec Redeker. C'était chouette cette grande manifestation. On se sentait au coude à coude pour résister à la menace islamiste. Proclamer face à un ennemi que nous "sommes", c'est très bien non ? Non ?  Vous n'êtes pas d'accord ? Mais pourquoi donc ? Arrêtez ! Vous groumassez quelque chose que je ne comprends pas ! Poitiers dites-vous ? Que les soldats de Charles Martel n'ont pas défilé devant les Arabes en clamant qu'ils "étaient" mais qu'ils ont résisté en bataillons d'infanterie au risque de leur vie ? C'est ça que vous dites ? Oui, bon... Ce petit grommelage m'énervait. Qui donc me parlait comme ça et gâchait mon plaisir ? Pourquoi est-ce qu'on entend des voix sans savoir d'où elles sortent ? C'est agaçant à la fin.

 

Après ce grommelage, ma joie hélas a été de courte durée. En effet, tout récemment, il a été question de dire, après l'attentat à Tunis : "Je suis Bardo". J'allais partir dans cette ville pour revivre un de ces moments fusionnels si chers à notre cher Jean-Paul Sartre et arborer un nouveau bouton ontologique ("je suis" renvoie au verbe être, grec "ontos" = être, d'où "ontologique"). Et tout à coup,  mon élan s'est brisé net. Je me suis demandé qui je suis. Redeker ? Charlie ? Bardo ? Et moi, alors, qui suis-je ?  Ça, c'était une question existentielle à la Hamlet ! J'avais le tournis.

 

Le jour même où j'allais partir pour Tunis, il pleuvait de nouveau. Ça m'a donné une bonne excuse pour ne pas partir. Revenu dans mon gourbi, je me suis mis à cogiter comme Descartes dans son poêle. D'ailleurs lui aussi disait qu'il "était". Je pense donc je suis, qu'il grommelait, enfin non, il ne grommelait pas... J'avais de plus en plus le tournis, presque comme une vache folle.

 

Tout à coup, je suis resté abasourdi. Pas à cause d'une petite voix, mais d'une révélation. Être ne renvoie pas seulement au grec "ontos" mais aussi à l'identitaire. Si je "suis" une femme, un Suisse, un gros bêta, j'ai une identité féminine, helvétique ou d'imbécile. Et ça, l’identité, aujourd’hui, c’est pas permis ! Atterré,  j'ai vite jeté à la poubelle mes boutons ontologiques. Et là, de nouveau une petite voix me susurrait que ces boutons avaient fait irruption parce que nous ne sommes pas, que nous ne sommes rien, des déchets. Je ne l'ai pas écoutée, cette petite voix, pour vite revenir à l'essentiel. Qui est que l'identitaire, on m'a dit, c'est pas bien, pas bien du tout. Quelle horreur, nous avons défilé en défense de l'identitaire ! Qu'avons-nous fait ? Éperdu, je me suis jeté au pied de ma statuette du politiquement correct pour lui demander pardon. Serai-je absous ? Serons-nous absous, nous les manifestants ? Peut-être pas...

Jan Marejko, 25 mars 2015

 

Un commentaire

  1. Posté par marker le

    Jésus à Catherine de Sienne :
    « Sais-tu, ma fille, ce que tu es et ce que je suis ?
    Si tu apprends ces deux choses, tu seras bienheureuse.
    Tu es celle qui n’est pas et moi je suis Celui qui suis.
    Si tu gardes en ton âme cette vérité, jamais l’ennemi ne pourra te tromper, tu échapperas à tous ses pièges ; jamais tu ne consentiras à poser un acte qui soit contre mes commandements et tu acquerras sans difficulté, toute grâce, toute vérité, toute clarté. »

Et vous, qu'en pensez vous ?

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