Julien Gracq et nos paysages intérieurs

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PHILIPPE BARRAUD

La plupart des livres coulent entre nos mains comme l’eau de la rivière. Ce n’est pas rien, puisqu’ils nous rafraîchissent et nous offrent une indispensable évasion. Mais certains restent, nous hantent longtemps, peut-être pour toujours, comme certains rêves très singuliers. Ils sont si rares qu’il faut les faire connaître. C’est le cas des Terres du couchant*, de Julien Gracq, paru l’an passé, sept ans après sa mort, chez son fidèle éditeur José Corti.
Chez Gracq il y a d’abord la langue, unique dans la littérature française. D’une richesse immense, précise, parfaite, elle est d’une beauté qui suscite, chez le lecteur, une admiration muette. Elle est surtout d’une grande justesse, puisqu’elle fait naître en nous, en un instant, des images et des paysages que notre imaginaire, séduit, semble se plaire à construire et mieux, à habiter.
Les terres du couchant raconte les pérégrination d’un homme et de quatre amis cavaliers dont on sait peu de choses, dans un pays inconnu, à une époque qui l’est tout autant. Le lecteur réalise vite que cela n’a pas d’importance: le temps, les lieux changent, mais l’homme et ses passions – au premier rang desquelles est la guerre – sont immuables. On retrouve de ces étranges mondes inventés chez Josef Conrad, Le Clézio, Garcia Marquez…
On sait seulement que le royaume dont il s’agit dans Les terres du couchant, amolli par la vie paisible et raffinée que vivent ses habitants et ses dirigeants, est assiégé obstinément par des barbares sanguinaires – ce qui n’est pas sans évoquer notre époque… Chacun semble avoir accepté l’idée qu’au bout du compte, les barbares parviendront à leur fin, et qu’alors le royaume finira, pour le plus grand malheur de ses habitants. Quelques hommes, dont le héros du livre – qui n’est pas un héros – décident pourtant de partir défendre une citadelle près de tomber, aux confins du royaume. Le roman est resté inachevé, bien que Gracq y ait travaillé d’arrache-pied pendant plusieurs années. Mais il n’est pas difficile d’en imaginer l’issue.
La force de ce roman n’est pas dans les péripéties du récit – encore que l’on soit bien accroché par celui-ci –, mais dans les images que l’auteur nous fait voir, dans le voyage auquel il nous convie, et surtout, dans les émotions que suscitent les descriptions de la nature, de la forêt humide et profonde, des paysages. Elles sont profondément évocatrices, parlent à nos sens et à notre mémoire. En géographe qu’il était, l’auteur du célèbre Balcon en forêt dépeint sur plusieurs pages lumineuses une route ancienne qui, bien qu’abandonnée, persiste à vivre malgré l’usure du temps. En voici un extrait.

«(…) depuis des âges lointains le sang avait cessé d’y battre de bout en bout, mais on devinait, à des passages marqués de traces plus fraîches de roues ou de sabots que, le sens une fois perdu et jusqu’à l’idée même du long voyage, le sommeil n’était pas descendu sur elle d’un seul coup : de façon discontinue, et sur des parcours de faible longueur, on avait continué à l’emprunter par endroits, comme un laboureur fait cahoter sa charrette sur un bout de voie romaine qui traverse son champ, – mais c’était alors un charroi menu et tout à fait domestique, comme il en chemine dans les venelles des petits bourgs entre les meules et les abreuvoirs – troupeaux de petit bétail qu’on mène pâturer ou vendre, allées et venues de charbonniers ou de bûcherons, colporteurs qui se risquaient jusque-là de la lisière des Marches. Puis, à mesure qu’on s’enfonçait davantage dans les solitudes confuses, même ces petits craquements humains de chemin creux mouraient, et après le grand vide blanc de la journée, dans le chien et loup du crépuscule, c’étaient les bêtes libres qui prenaient là un dernier relais, car cette éclaircie dans les bois leur semblait familière et commode, surtout à celles qui voyagent et vont loin: souvent on entendait, derrière le proche tournant, le galop d’une harde sur les pierres, ou bien dans l’éloignement, avec des grognements d’aise, on voyait trotter dans le fil du chemin d’un long trot de route un sanglier avec sa laie, et toute la file des marcassins ; et alors on avançait le cœur battant un peu, dans la lumière plus fine : on eût dit que soudain la Route ensauvagée, crépue d’herbe, avec ses pavés sombrés sous les orties, les épines noires, les prunelliers, mêlait les temps plutôt qu’elle ne traversait les pays, et que peut-être elle allait déboucher dans le clair-obscur de hallier qui sentait le poil mouillé et l’herbe fraîche, sur une de ces clairières où les bêtes parlaient aux hommes. (…)
«Mais surtout me plaisait ce chemin perdu quand, des jours entiers parfois, il s’engageait dans les forêts. Le pavé depuis longtemps avait disparu ici sous un humus de feuilles pourries, un terreau noir et fin où le pied s’enfonçait sans aucun bruit. Le pas des chevaux sous les voûtes vertes s’étouffait aussi soudainement qu’on passait du soleil à l’ombre ; nous nous glissions en file indienne, dans le brusque silence, sous la pluie fraîche et lente des sous-bois mouillés. Cette voie forestière perdue, sous son gazon fin parfois rouge de fraises, avec ses passées de bêtes, ses flaques d’eau noire, son odeur de mousse humide et de champignon frais, paraissait si abandonnée, si entièrement reprise par la sauvagerie des bois qu’on luttait difficilement contre l’impression qu’elle allait d’un instant à l’autre finir là en impasse, que les arbres allaient se refermer sur sa fente étroite – mais la digue de pierre, le mur invisible que le chemin enfonçait sous lui dans le sol avait contenu obstinément l’assaut de la forêt, et la Route indéfiniment s’enfonçait, amicale et vaguement fée, filtrant à travers le sous-bois sa lumière calme et rassurante d’éclaircie, pas à pas écartant devant nous comme une main le rideau des branches.»

On peut se demander pourquoi l’ambiance envoûtante de ce livre, et ces paysages à la tonalité si ancienne, restent aussi profondément marqués dans l’âme du lecteur. C’est peut-être que ces paysages sont en réalité nos paysages intérieurs, ceux-là même qui se tiennent tapis sous les couches profondes qu’évoquent les psychanalystes, et que de ce fait, ils nous sont inexplicablement familiers. Ce sont des sortes d’archétypes, tels ceux qu’évoque le merveilleux Gaston Bachelard. On les revoit comme on s’agrippe aux lambeaux d’un rêve lumineux mais interrompu, et qui nous poursuivra toute la journée.
Plongeons donc dans le rêve !

* Les Terres du couchant. De Julien Gracq. José Corti, 2014.

 

Extrait de: Source et auteur

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