Le cosmos englouti de L’Occident

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Nous sommes la seule civilisation à avoir déconstruit le cosmos. En forçant le trait, on pourrait dire que l'apocalypse n'est pas devant nous mais derrière nous. L'univers des sociétés traditionnelles avait un ordre permettant de s'orienter vers le haut ou le bas. Cet univers, tel l'Atlantide, a été englouti dans l'espace infini, homogène et isotrope de la Révolution scientifique. L'Occident est la seule civilisation à avoir provoqué un tel engloutissement. Cela ne signifie pas qu'il est supérieur aux autres civilisations, ni qu'il leur est inférieur, mais qu'il a une spécificité qu'on ne retrouve nulle part ailleurs. Cela signifie-t-il que nous allons avoir un clash de civilisations ? Je n'en sais rien.

 

L'engloutissement du cosmos peut être daté du procès de Galilée en 1633, mais il faut relativiser. On parle volontiers de révolution copernicienne mais c'est étrange car cet astronome n'a joué presque aucun rôle dans la naissance de la nouvelle science. Giordano Bruno, l'un des seuls à se réjouir de l'avènement d'un cosmos infini, meurt sur le bûcher en 1600. En 1611, le poète anglais John Donne publie son Anatomy of the World avec ce vers resté célèbre, « Tis all in pieces, all coherence gone » (Tout s'est effondré en mille miettes, toute cohérence est perdue). On ne saurait mieux dire qu'il n'y a plus d'ordre cosmique. Lorsque Blaise Pascal le redira un demi-siècle plus tard avec sa célèbre formule sur le silence des espaces infinis, toute l'Europe savante avait pris acte de la disparition non seulement d'un cosmos traditionnel, mais des conditions qui rendent un cosmos possible. Par exemple, reconnaître une différence qualitative entre le ciel et la terre.  Cette différence avait déjà été rendue problématique par l'astronome Tycho Brahé avec sa découverte d'une nova en 1572. Avec Newton (1687), cette différence disparaît complètement et, pour autant que nous puissions en juger, définitivement. Quelques années avant la Révolution française a lieu une éclipse de soleil. Le peuple de Paris danse dans les rues. Cette éclipse l'amuse car il n'y voit plus un signe divin comme un prêtre inca dans une aventure de Tintin. Les cieux sont devenus une grande mécanique céleste.

 

Donne avait posé un diagnostic. Descartes, lui, décida d'aller plus loin. Dès 1637, date de la publication de son Discours de la méthode, il mesure l'énorme impact culturel de la révolution scientifique, à savoir l'impossibilité pour l'homme de trouver sa place, voire une place dans l'univers. Pour paraphraser Pascal, quoi de plus effrayant que de se voir ici plutôt que là sans qu'il y ait une raison à cette différence topologique ? Où suis-je et qui suis-je, si je n'arrive plus à dire pourquoi j'occupe tel lieu plutôt que tel autre, si je n'arrive plus à m'assigner une place dans la création ? Suis-je un crapaud ou un ange ? Un prince ou un manant ? Ne sommes-nous pas tous égaux du vermisseau à Mozart ? Comment savoir ? A quelle certitude puis-je encore accéder ?

 

La réponse de Descartes est restée célèbre : « je pense donc je suis ». Autrement dit, le monde, l'univers, le cosmos pourraient être une illusion, pourraient même ne pas être, mais il est impossible que moi je ne sois point. Et si c'est impossible, c'est parce que je pense ou, comme dira Descartes, parce que je suis une chose pensante. Même si je pensais mal ou faux, il n'en resterait pas moins que je penserais.

 

Jusque-là, on croit comprendre et le raisonnement de Descartes, finalement, est simple. Mais cette simplicité n'est qu'apparente. Car cette « chose pensante », ce moi qui voulait retrouver de quoi se situer dans le temps et dans l'espace, n'est pas lui-même dans le temps et dans l'espace. Il n'est justement pas une chose repérable. Le moi, même s'il est certain d'être, n'a pas pour autant retrouvé un monde.

 

La question qui se posera à Descartes et à tous ses successeurs sera de savoir comment cette irrepérable « chose » pensante pourrait retrouver un cosmos et, surtout, s'y situer. En fait, nous n'avons jamais pu répondre à cette question et le silence des espaces infinis est toujours aussi angoissant qu'à l'époque de Pascal. Nous n'avons pas retrouvé le cosmos perdu de la Révolution scientifique.

 

Cet échec explique beaucoup de choses. Deux philosophes contemporains, Rémi Brague et Olivier Rey viennent chacun de publier un ouvrage sur la démesure. Interviewés par Alain Finkielkraut dans sa célèbre émission Réplique,  ils ont fait allusion à l'éclatement du cosmos provoqué par la Révolution scientifique, observant que si notre univers est un espace infini, la porte est grande ouverte pour toutes les démesures. Mais ils se sont contentés d'une allusion et c'est bien dommage. Car dans la modernité nous n'avons pas du tout affaire à un grand élan prométhéen visant à dépasser toute limite, pour la simple raison que la notion de dépassement n'a aucun sens dans un espace infini. A moins qu'avec un certain Stephen Hawking on fasse l'hypothèse que l’espace-temps est fini mais sans bord. Toutefois, à s'engager dans d'aussi subtiles distinctions, on prend un risque, celui de dire tout et son contraire. Pourquoi ne pas proposer l'hypothèse inverse, à savoir que l'espace-temps est infini mais qu'il a des bords ? De telles propositions n'ont aucun sens, mais elles impressionnent dans les salons où l'on cause et parfois même dans des centres de recherche.

Jan Marejko, 26 janvier 2015

5 commentaires

  1. Posté par Ping Pong le

    Magistrale conclusion, bravo !

  2. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Voici un article dense, et touffu! Mais tous les propos de Jan Marejko m’inspirent.
    « Je pense donc je suis ». Qu’en dire? Le « discours de la méthode me fut rébarbatif » dès les premières pages. Qu’en est-il du chien, du coq et du tigre?
    Et puis être n’est pas tout, c’est même très insuffisant. Car il faut « être quelqu’un », en rapport avec un autre. Donc nul échappe à l’opposition. Opposition que la réduction de l’autre au même tente d’éliminer. Voyez-vous qu’on peut continuer sur la lancée des sages ad aeternam? Et même ad nauseam!
    Mais laissez moi ébaucher ce que je vois! La Genèse n’est pas une cosmogonie au sens où tous l’entendent! Souvenez-vous que la belle intention a débouché sur la connaissance de ce qui était déjà! Ils étaient nus. Mais cette réalité est transformée par l’intention d’être comme Dieu, et pourvu des attributs qu’on lui prête (à tort! j’y reviendrai!). Cette réalité inspire la honte, et, par voie de conséquences, des expédients pour y remédier! Autrement dit des emplâtres sur des jambes de bois! Du côté de la science, ça a plutôt bien fonctionné. Mais sur le plan de l’être et des relations c’est une autre paire de manche.
    Si. comme tous le font, nous lisons que Jésus est le chemin, la vérité et la vie, nous faisons profession de foi de le suivre. Est-ce à dire qu’il vous précède à l’opéra ou au café du Commerce?
    Or, en hébreu, le verbe être ne se conjuguant pas au présent. Je me suis donc « amusé » à lire je EST chemin, vérité, vie et « nul ne vient au Père que par JE », et « JE procède du père.
    A ce point « suivre » Jésus, comme une brebis, me pose problème. Je consulte donc le nouveau testament en hébreu (un sacré mystère!) sans prendre rendez-vous et, surprise! La version française, comme toute, fait dire à Jésus, « suis-moi »! Mais en hébreu ça décoiffe. Je lis « ensuite », que certains ont traduit (du grec ou du latin) par « après ». Venir après peu effectivement s’entendre comme suivre. Mais il signifie aussi, en hébreu et plus clairement dans ce qui me préoccupe: subséquemment! Mieux encore? Il signifie aussi « autre » et « différent »! Voici qui éclaire pas le schmilblick! Mais l’expression, telle que je la lis, est: « pour toi après je, ou autre je ». C’est du petit nègre? J’en conviens! Mais j’ai compris après, longtemps après des épreuves presque insoutenables. Pendant lesquelles je ne fus RIEN, néant. Nul, non avenu. Juste bon au rejet et à la calomnie. Plus d’identification, plus de vêtements de brebis, plus que RIEN! Et l’angoisse. Celle que je subodore que quelqu’un que je « connais » est en train de vivre maintenant. Pas de Sauveur, pas de foi, pas d’espoir, rien. Juste le devoir de faire face, pour femme et enfants. Femme qui méprisait pourtant. Pas de vie éternelle, pas de salut ni de médaille en chocolat, rien! Les douleurs de l’enfantement? Et ce sera tout. Je suis.

  3. Posté par Jac Etter le

    Le grand voyage n’est peut-être plus extérieur, les avancées scientifiques les plus intéressantes concernent la conscience, l’interne de l’être avec son rapport au temps. Nous commençons seulement à ouvrir une porte sur un univers passionnant, éclairant qui demain révolutionnera probablement toute notre relation à nous-mêmes et à l’univers. Nous ne sommes encore que des nourrissons appréhendant notre monde au travers d’une lorgnette étroite.

  4. Posté par Renaud le

    Si certains tournent en rond dans leur religion ce n’est pas le fait de la religion mais de la compréhension fermée qu’ils en ont. Ceci dit, peut-être effectivement que la science nous permettra de sortir de la bulle cosmique qui n’a pour le moment, scientifiquement parlant, d’autre extériorité que le néant et par conséquent aucun degré de liberté. Comme le dit Stephen Hawking l’espace temps est fini mais sans bord puisqu’il n’est qu’une construction de l’esprit. Au lieu de continuer à faire du cosmos, de l’espace temps, la poubelle de ses constructions mentales l’homme va peut-être enfin se ré-intéresser au Réel. L’état de la planète et l’état mental de l’homme l’exigent.

  5. Posté par conrad.hausmann le

    Les philosophies comme les religions « tournent en rond »,seule la science progresse.Et la science sera la seule aventure qui restera aux hommes.

Et vous, qu'en pensez vous ?

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