Affaire Giroud-vins : « Dominique Giroud dévoile ses chiffres », Revue Bilan, janvier 2015

Bilan révèle en exclusivité les chiffres et le modèle d’affaires qui expliquent le succès du vigneron valaisan. Ce dernier revient aussi sur les raisons qui l’ont amené à se trouver en indélicatesse avec le fisc.

 

ENQUÊTE SERGE GUERTCHAKOFF, Revue Bilan, 21 janvier 2015

Une question revient sans cesse. Comment un vigneron peut-il grandir et réussir dans un marché réputé difficile, aux marges faibles, face à une concurrence internationale qui se fait toujours plus présente ? Fatigué d’entendre des soupçons, des rumeurs et des insinuations, Dominique Giroud a accepté, pour la première fois, de fournir des détails chiffrées sur son modèle d’affaires, une transparence qu’il avait toujours systématiquement refusée par le passé afin de protéger ses intérêts commerciaux.

Cet entrepreneur a fait l’objet de plusieurs procédures judiciaires (voir encadré). A ce jour, il a été blanchi du soupçon d’avoir mis du Fendant dans du St-Saphorin (automne 2014) et condamné pour soustraction fiscale (été 2014). Certaines de ses opinions conservatrices lui ont sans doute valu une couverture médiatique massive.

«Sur la dizaine d’années couvertes par l’enquête de la Division affaires pénales et enquêtes (DAPE) à Berne, mon chiffre d’affaire consolidé s’élève grosso modo à un demi-milliard de francs. Je ne cherche pas à minimiser mon erreur en matière fiscale. Au contraire, je répète que ce n’était pas acceptable. Je n’aurais jamais dû accepter d’entrer dans ma comptabilité des excédents non déclarés. Je le regrette sincèrement. Cela dit, il faut aussi remettre les choses dans leur contexte. Ceux qui me jugent doivent mettre en perspective les montants soustraits avec l’ampleur de l’activité déployée», nous déclare entre quatre yeux le Valaisan de 43 ans.

Même ses détracteurs le reconnaissent : Dominique Giroud est un entrepreneur brillant qui concilie bon sens terrien et flair commercial. En vingt ans de travail, cela lui a permis de réussir là où d’autres peinent à nouer les deux bouts. Comment ? Pour la première fois, il a accepté de dévoiler son modèle d’affaires.

En résumé, on peut dire que Dominique Giroud, trailleur inlassable («je travaille jusqu’à 16 heures par jour. Quand les autres prennent l’apéro, je bosse»), cumulait deux métiers : œnologue et trader. Quand ses collègues de l’interprofession remplissaient une fois par année leurs cuves et les laissaient pleines jusqu’à ce que les acheteur viennent retirer la marchandise, Dominique Giroud utilisait complètement le potentiel de plus de 2 millions de litres de sa cave sédunoise à la pointe de la technologie. Ses cuves à lui se remplissaient et se vidaient trois ou quatre fois dans l’année, selon les besoins et les commandes. Parfois, il achetait du vin pour stabiliser le marché, mais le laissait chez son producteur pour ne pas encombrer son propre outil de production. Les autres travaillaient en flux tendu. Dominique Giroud anticipait et multipliait les opérations pour répondre aux besoins de la grande distribution. Il jouait le rôle de courtier avec, lorsque c’était nécessaire, passage du vin dans sa cave où il élaborait le bon produit au juste prix comme le permet la loi en matière d’assemblages et de coupages. Parfois, comme tout trader, il tentait et réussissait un coup de poker. Par exemple, lorsqu’il a racheté 500 000 litres de stocks excédentaires qui peinaient à trouver preneur. Quelques mois plus tard, les stocks s’étaient épuisés et il a pu revendre à CHF 5,50/l un volume payé CHF 4/l, empochant au passage une marge de l’ordre de CHF 750'000.-.

Son premier métier : vigneron

Petit retour en arrière. En 1992, Dominique Giroud ne maîtrise que 1,5 hectare. Fort de son diplôme de Changins, obtenu en 1991, il travaille pendant trois ans comme œnologue chez Fernand Luisier. C’est là qu’il va découvrir le négoce du vin. A cette époque, il habite encore chez ses parents. Et le soir, pour arrondir ses fins de mois, il dirige des fanfares. Dès le milieu des années 1990, chaque année, il achète quelques parcelles pour arriver à 45 hectares en propriété et 15 hectares en location vers 2010. Ses tout premiers hectares, Dominique Giroud les a acquis grâce à des prêts hypothécaires contractés auprès d’un organisme étatique de crédit agricole qui distribue des prêts sans intérêts.

A côté de ces 60 hectares de vignes, l’œnologue exerce une forme de contrôle sur la production d’un certain nombre de fournisseurs fidèles qui, chaque année, lui livrent leur vendange. Ce raisin-là aussi, il le transforme en vin. «Les fournisseurs sont très fidèles. Rares sont ceux qui font du tourisme en changeant d’acheteur chaque année. S’ils vous livrent une année, ils livrent aussi l’année suivante. A un certain moment, je travaillais avec 400 fournisseurs différents. Les quantités ont régulièrement augmenté. A plein régime, je recevais en moyenne plus de 3 millions de kg de raisin chaque année.»

Pour fidéliser ses fournisseurs, Dominique Giroud a, dès 1996, révolutionné les pratiques. Au lieu de payer la vendange en quatre fois pendant l’année, il introduit le versement intégral du montant à la mi-décembre de l’année en cours. Tous ses fournisseurs percevaient ainsi 100% de leur dû à la mi-décembre. Mais où trouvait-il l’argent pour les payer? Contrairement à ses concurrents, qui attendent le printemps pour vendre leur vin, Dominique Giroud l’avait déjà vendu au moment où commencent les vendanges, grâce à ses activités de trader.

Ce premier métier de Dominique Giroud est celui que les autres grandes caves romandes telles que Schenk, Orsat, Hammel, Uvavins, Cave St-Pierre ou Rouvinez exercent. Il consiste à recueillir le raisin de nombreux fournisseurs et à le commercialiser. Cependant, à la grande différence de ses concurrents, il ne s’agit pas pour Dominique Giroud de sa principale activité, bien au contraire. Sur une année moyenne durant laquelle il commercialisait six ou sept millions de litres, cette activité de production ou d’achat de raison ne représentait qu’environ un tiers des volumes encavés. Mais alors d’où provenait le reste ?

Son second métier : trader

Pour comprendre d’où provenait l’essentiel des revenus de Dominique Giroud, il faut commencer par savoir que le marché du vin, en Suisse, est tenu par une poignée de grands acheteurs puisque 70% des vins sont achetés en grandes surfaces (Coop, Denner, Lidl, Landi, Pam, Manor, Aldi Volg, Spar, etc.). Ce sont donc les acheteurs professionnels de ces grands distributeurs qui, pour une large part, font le marché. Ce sont eux qui tiennent le couteau par le manche lorsqu’il s’agit de fixer les prix et d’orienter la production vers certains produits plutôt que d’autres afin de répondre au mieux aux attentes des consommateurs. Du côté de la production, il existe des cloisons étanches entre les cantons, avec dans chacun d’eux une multitude d’acteurs petits ou de taille moyenne. Dans ce contexte, Dominique Giroud a très vite compris qu’il y avait une place à prendre pour quelqu’un qui interviendrait pour réguler l’offre et la demande. Dès 1995, il est allé à la rencontre de la grande distribution ou de ses intermédiaires, dont il est rapidement devenu l’un des principaux partenaires valaisans.

L’originalité de Dominique Giroud a été de considérer le vin, le raisin et le moût comme des matières premières qui s’achètent et se revendent selon les besoins du marché. D’un côté, les acheteurs professionnels lui passaient commande. De l’autre, Dominique Giroud livrait ce qu’il avait (production propre et livraisons de tiers) puis il faisait son marché partout en Valais pour réunir les volumes nécessaires. Progressivement, son activité de trading s’est généralisée et il est devenu une des principales plaque-tournantes du vin valaisan. Lorsqu’un vigneron-négociant ne parvenait pas à répondre seul à une commande de la grande distribution, Dominique Giroud pouvait lui fournir la marchandise manquante. Il aidait ainsi d’autres encaveurs à réunir des volumes pour les besoins de leurs propres marques déjà établies en grandes surfaces. Il pouvait aussi racheter à une grande cave quelques centaines de milliers de litres qu’il revendait à une autre cave qui en avait besoin. Au cours des ans, Dominique Giroud a acheté ou vendu des lots à tous les principaux négociants valaisans, par exemple plus d’un demi-million de litres achetés annuellement à Orsat. Sur une année moyenne, le trading représentait, à côté de l’activité plus classique de producteur de vin, environ les deux tiers de son chiffre d’affaires.

Cette activité de trading a permis à Dominique Giroud d’avoir une connaissance très fine du marché. En tout temps, il sait précisément qui produisait quoi et en quelles quantités. Il savait toujours qui a besoin de deux camions de tel cépage (dans le marché du vrac, un «camion» représente 25 000 litres de vin) et qui ne trouvait pas preneur pour un camion de tel autre cépage. Cette connaissance fine du marché lui donnait l’avantage compétitif permettant d’intervenir pour réaliser des transactions avantageuses.

Dans ce rôle de plaque-tournante du marché valaisan du vin, Dominique Giroud intervenait aussi pour soutenir le marché. A certaines occasions, il a racheté à des concurrents des excédents pour éviter que ceux-ci ne s’en débarrassent à perte et fassent ainsi chuter les prix. En 2003, par exemple, il a acheté et revendu au même prix, 500 000 litres de Pinot-Gamay pour éviter que le négociant en difficultés ne le brade. En 2004, l’une des années durant lesquelles le fisc lui reproche d’avoir soustrait des bénéfices, il se justifie en expliquant qu’il avait dû bloquer CHF 4 millions de ses liquidités pour racheter 700 000 litres de spécialités et éviter ainsi un effondrement des prix. «J’ai toujours tout réinvesti dans l’entreprise, ce qui a été reconnu par le procureur», explique-t-il encore. Entre 1996 à 2004, il estime qu’environ 50% du marché des spécialités valaisannes transitait par lui.

Dominique Giroud a contribué à façonner le marché en forçant l’arrivée de tel ou tel produit. En partenariat avec la grande distribution et les autres acteurs du marché, il a par exemple grandement contribué à créer le marché des spécialités valaisannes chez Coop. Aujourd’hui, ce marché a également trouvé sa place chez Denner et Landi.

Quelles sont les marges ?

Le marché de la bouteille est de loin le plus rentable. Sur ce marché, les marges brutes («A ne pas confondre avec les marges nettes, beaucoup plus faibles») peuvent atteindre jusqu’à 100% lorsqu’on vend CHF 10.- une bouteille dont le prix de revient correspond à CHF 5.-. Cependant, les volumes sont faibles car les bouteilles se vendent carton après carton, restaurant après restaurant. Dans ce segment-là, la croissance du chiffre d’affaires est, au mieux, lente et régulière. De plus, c’est un marché qui demande de gros investissements en marketing pour faire connaître la marque. Dominique Giroud a conduit une politique très offensive dans ce domaine avec notamment des partenariats très nombreux dans le sport, mais également la construction à grands frais de sa cave de Sion avec son concept d’oenotourisme (lire notre édition du 6 octobre 2010). Quoi qu’il en soit, même s’il était en augmentation constante et que c’était la partie la plus visible de ses activités, le marché de la bouteille a toujours représenté une petite partie du chiffre d’affaires de Dominique Giroud.

En conclusion, c’est avec son activité de trader que Dominique Giroud a réussi à générer du cash. Un marché où la marge brute moyenne peut être estimée à environ CHF 0,50/litre, de telle sorte que sur une année durant laquelle 6 millions de litres de vrac transitaient chez Dominique Giroud, le bénéfice brut s’élevait à CHF 3 millions. Voilà comment le chiffre d’affaires du groupe Giroud a progressé régulièrement entre 1996 et 2008. Les fortes variations d’une année à l’autre (voire notre graphique) s’expliquent par le fait que l’essentiel de son chiffre d’affaires dépend des quantités vendangées et des déséquilibres entre l’offre et la demande.

 

Les chiffres d’encavage du groupe Giroud:

 

2002      1'512'900

2003      2'246'300

2004      3'405'800

2005      4'648'800

2006      5'424'900

2007      7'751'600

2008      9'326'400

2009      8'190'700

2010      7'045'900

2011      6'044'600

2012      6'443'400

2013      6'135'500

 

Chiffre d’affaires Groupe Giroud (en frs) :

1996 : 16 000

1997 : 850 000

1998 :  1 500 000

1999 : 2 500 000

2000 : 3 250 000

2001 : 4 000 000

2002 : 9 000 000

2003 :  14 000 000

2004 : 23 500 000

2005 : 28 000 000

2006 : 24 000 000

2007 : 38 000 000

2008 : 56 000 000

2009 : 43 000 000

2010 : 45 500 000

2011 : 41 000 000

2012 : 40 000 000

2013 : 36 000 000

  • Les chiffres ont été annualisés sur la base d’une comptabilité qui, jusqu’en 2013, courait du 1er juillet au 30 juin.

 

Chronologie de « l’affaire Giroud »

Une première procédure pénale est ouverte en 2009. On soupçonne Dominique Giroud d’avoir mis du Fendant dans 100 000 bouteilles de Saint-Saphorin. Fin 2014, le Ministère public vaudois blanchit le vigneron après avoir constaté que le contenu des bouteilles était conforme à la législation. Seul bémol : l’ordonnance de classement affirme qu’il a utilisé abusivement une raison sociale, ce que conteste Dominique Giroud : «La plainte a été retirée a été retirée et le plaignant a lui-même écrit au procureur que je n’avais jamais eu l’intention de porter préjudice à sa société.»

Une seconde procédure pénale est ouverte en Valais, en 2010, à la demande du Service cantonal valaisan des contributions. Il lui est reproché d’avoir soustrait entre 2005 et 2009 une part de ses bénéfices. On parle d’environ 8,5 millions de francs. La Division des affaires pénales et enquêtes de l’Administration fédérale des contributions enquête avec l’aval d’Eveline Widmer-Schlumpf. Des perquisitions sont effectuées. Finalement, le 16 juillet 2014, Dominique Giroud est condamné à 180 jours-amendes à 300 francs avec sursis pendant deux ans. Le recours du fisc valaisan contre cette condamnation a été déclaré irrecevable par la justice vaudoise.

Une troisième procédure pénale est ouverte à Genève en juin 2014 pour tentative de piratage des PC de deux journalistes. Elle vaudra à Dominique Giroud, ainsi qu’à un hacker, à un détective privé et à un agent des Services de renseignement de la Confédération d’être incarcérés pour les besoins de l’enquête pendant deux semaines. Cette affaire n’a pas encore été jugée.

A côté de ces procédures pénales, la Commission de gestion du Grand Conseil valaisan (Cogest) a rédigé deux rapports. En mai 2014, son « rapport sur le coupage de vins en Valais » Cogest conclut que le chimiste cantonal n’a pas été assez sévère sans que l’on puisse l’accuser de complaisance». Il y a quelques jours, son « rapport sur le fonctionnement de l’Etat dans le cadre du dossier Giroud » établit de manière beaucoup plus claire que Dominique Giroud n’a pas bénéficié de complaisance.

 

Auteur et Source : Serge Gertchakoff,  Bilan, 21 janvier 2015

Repris avec l'aimable autorisation de l'auteur et de Bilan

 

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