Jean Romain : « Les jeunes ont honte de leurs fautes d’orthographe »

Jean Romain
Jean Romain
Ecrivain, philosophe, député PLR GC Genève

Source : L'Illustré, 3 décembre 2014,  Interview de Jean Romain par Stéphane Berney (reprise avec l'autorisation du journal et de l'interviewé).

 

Le polémiste Eric Zemmour était à Genève mardi passé pour présenter son livre « Le suicide français ». C'est un peu votre jumeau, le chantre du « c'était mieux avant », non?

Je n'ai pas regardé son intervention télévisée. Mais j'ai parfois l'habitude d'être taxé de conservateur lorsque je martèle qu'il est urgent de revenir aux fondamentaux.

Sommes-nous réellement en danger parce qu'on malmène et attaque notre langue, le français ?

Je dirais surtout qu'il faut revoir nos priorités. L'idée d’enseigner très tôt une ou deux langues étrangères au primaire pour qu'on les assimile mieux est inefficace. Car c’est impossible à raison de deux heures par semaine. Des études l'ont d'ailleurs montré. Tâchons déjà de bien leur apprendre le français.

N'est-ce pas déjà le cas ? Les plus grands pédagogues réfléchissent continuellement à améliorer les programmes.

On enseigne le français avec des méthodes globales ou semi-globales, qui partent du texte pour arriver au mot. On inverse l’ordre d’apprentissage et en chemin, on largue 70 % des élèves. Les meilleurs s'adapteront à tout. Mais on rend ainsi l’école moins égalitaire puisque les parents compenseront à la maison ce qui ne sera pas appris en classe. Auparavant, le professeur était au centre, c'était l’école panpan. Maintenant, on met l'élève au centre, c'est l’école cucul. Au lieu de mettre tout simplement au centre les connaissances. Il faut que l'école se referme un peu aux modes passagères. L'école ne doit jamais être à la mode pour ne pas être démodée.

C'est complètement déprimant, ce repli sur soi !

Vous trouvez ? Et le fait d'avoir 17 % d'illettrés à Genève au sortir de l'école obligatoire, c'est normal ? Des chiffres parlent même de 4 à 5 % d'illettrés à l'université. Je pense que c'est une atteinte à la dignité humaine.

Le monde a changé, n'est-il pas normal que les méthodes d'enseignement accompagnent son évolution?

C'est que les outils de recherche pédagogique sont devenus les outils d’enseignement. C'est ce qui ne va pas, même si ces outils sont intéressants.

Les élèves d'aujourd'hui seraient en quelque sorte les rats de laboratoire des pédagogues ?

Oui, on a fait de l'école un laboratoire à plein temps. Les pédagogistes ont fait de l’enseignement une science alors que c’est un art, un art au sens d’artisanat, qu’ils ne sont d’ailleurs pas capables d’exercer.

Vous ne les portez à ce point pas dans votre cœur ?

Ces gens sont plutôt nocifs pour l'école. Ils conduisent au relativisme culturel qui gangrène l'enseignement.

Concrètement, ça veut dire quoi?

Le relativisme affirme qu’en matière culturelle, tout se vaut. Par exemple, la vision de l’amour de Racine, celle de Molière, celle du prof et celle de l’élève sont toutes équivalentes parce qu’on les a réduites à un simple point de vue. Or tout n’est pas interchangeable. Il existe des hiérarchies, et ce sont elles qui permettent de se situer. Le respect de ce qui s’impose en matière culturelle est la base de tout respect : celui du texte, de la langue et des autres.

En quoi n'est-ce pas respecter la langue, puisque chacun peut développer sa réflexion ?

Enseigner Proust n’a pas pour but que l’élève devienne Proust, mais qu’il devienne lui-même grâce à la littérature. Or si vous réduisez la langue à sa seule fonction de communication, vous perdez ce pouvoir d’élévation. En effet, le contenu du message suffit pour communiquer, mais toute la dimension charnelle de la langue est plus importante pour s’élever. La saveur des choses est déjà dans les mots.

Savoir communiquer, c’est déjà beaucoup, non?

C'est incomplet. La langue est un vecteur de communication, certes, mais c'est aussi le creuset de notre identité. La langue est maternelle parce qu'elle est matrice. Nous habitons notre langue. Si vous réduisez une langue à sa seule fonction de communication, vous réduisez d’autant son pourvoir d’identification.

Tout le monde est conscient de son identité de façon naturelle, non ?

Non, parce que ma langue n'est pas mienne naturellement. Elle est une grille commune, contraignante, avec des règles précises, un code. L'enfant doit donc s'approprier cette objectivité de la langue. Peu à peu, il pourra la maîtriser afin d’exprimer sa propre subjectivité.

Et pourtant, pas besoin de maîtriser l'orthographe pour inventer de nouvelles façons de s'exprimer.

Oh, vous savez, on appelle « français moderne » les fautes de syntaxe ! Ne nous y trompons pas. La liberté, notamment celle d'inventer, ça s'acquiert. Ce n'est que parce qu'il y a des interdits contraignants que je peux m'élever, m'échapper par la verticale. S'élever, c'est d'ailleurs l’étymologie du mot « élève ».

Oui, mais l'orthographe ne préoccupe plus les jeunes générations.

Détrompez-vous. Les jeunes ont honte de faire des fautes. J'en ai continuellement rencontré qui m'ont demandé de relire leur curriculum vitae, leur lettre de motivation, parce qu'ils étaient gêné de leur orthographe.

Tout ça n'est-il pas un vieux combat dépassé ? Des parents n'hésitent pas à dire que leur enfant a très bien réussi à monter sa petite entreprise et à démarrer dans la vie, même s'il fait beaucoup de fautes.

S'il a besoin de quelqu'un pour sa correspondance parce qu'il ne sait pas écrire une lettre, c'est son problème, oui. Mais l'homme libre, c'est celui qui n'est servi par personne. Notre société est une société multi-esclaves, et se libérer de cette dépendance me semble important.

On ne peut pourtant pas tout maîtriser !

Non, mais il y a les fondamentaux. Et pour moi, lire, écrire et compter, ce sont des fondamentaux. Combien sont-ils à ne pas reconnaître à quel niveau de langage on se trouve. Vous évoquiez Zemmour tout à l'heure. Zemmour comme bien d’autres maîtrisent parfaitement la langue.

L'important n'est-il pas surtout de connaître la signification d'un mot ?

Pas uniquement. Tout comme les êtres les mots ont un passé. L'école tente de faire du passé table rase. Alors qu'il faut justement rendre justice au passé. Il faut se faire modeste pour saisir les choses. Le passé n'est pas dépassé ! Et pourtant, on a réussi à faire chanter aux nouvelles générations « We are the world, we are the children » (« Nous sommes le monde, nous sommes les enfants »). C'est assez amusant, ce jeunisme, qui fait croire que le monde débute avec eux.

Ce n'est donc pas ce que vous chantiez à vos enfants ?

Le langage est musique. Je leur ai appris à lire, et j'adorais les voir découvrir la musique des mots, sans qu'ils n'en comprennent toujours le sens. Les enfants ont besoin de répéter les nouveaux mots volés sur les lèvres des adultes. C'est ainsi qu'ils se les approprient. Ensuite, ils maîtriseront les règles de combinaisons, ce qui leur donnera la possibilité des nuances. C'est ce qui leur permettra enfin de dépasser la frustration de ne pas pouvoir s'exprimer, car enfermés dans un vocabulaire trop restreint. La langue permet de dépasser la frustration parce qu'elle permet de mettre de l'ordre dans le monde et dans soi-même.

On en revient au concept de langue, creuset de notre identité.

Oui, car ça fait partie des fondamentaux à enseigner. Il ne faut pas s'éparpiller dans des cours anecdotiques ! Le but est d'avoir une colonne vertébrale pour rentrer dans ce monde qui a fait du « bougisme » sa vertu. Il faut lui opposer quelque chose de stable : des connaissances solides. Le langage en fait partie. Il permet de ne pas être déstabilisé.

Jean Romain, 3 décembre 2014

6 commentaires

  1. Posté par Jean Romain le

    Vous avez mille fois raison, Monsieur Stocco. Genève possède la matrice de l’égoût pedagogo, c’est l’iufe. Une sorte de vaste fumisterie qu’on devrait fermer d’urgence si on veut améliorer notre école. Mais, bien sûr, soutenue par la gauche la plus décatie et par la droite qui confond autorité et efficacité, cela mettra un peu plus longtemps.

  2. Posté par Patrick Stocco le

    « Les plus grands pédagogues réfléchissent continuellement à améliorer les programmes » dit M. Berney. Et puis quoi encore ? J’enseigne depuis plus de trente ans et je n’en peux plus de tous ces illuminés qui nous inondent de nouvelles méthodes, alors même qu’ils n’ont jamais enseigné ce qu’ils préconisent. C’est un peu comme si, sans même avoir de brevet de pilote, je me mettais à pondre des manuels pour former des commandants de bord. Tout le problème est là: la pédagogie ne peut être qu’une science EXPERIMENTALE. Elle ne peut pas être DEDUITE d’une pensée sociologique ou politique sur le rôle de l’école.

  3. Posté par Jacot-Descombes Gérald le

    Ce n’est certainement pas Jean Romain qui a fait la faute. Ses propos ont été recueillis et retranscrits par une ou plusieurs personnes. L' »interviouveur » pose de drôles de questions…

  4. Posté par Michel de Rougemont le

    « Mais l’homme libre, c’est celui qui n’est servi par personne. »
    Merci M. Romain

  5. Posté par L'oeil de Lynx le

     » J’en ai continuellement rencontré qui m’ont demandé de relire leur curriculum vitae, leur lettre de motivation, parce qu’ils étaient gêné de leur orthographe.  »
    Excellent article, mais « gêné » d’y rencontrer une faute d’orthographe au plus mauvais moment…

  6. Posté par Antoine le

    Les jeunes ont honte de faire des fautes. J’en ai continuellement rencontré qui m’ont demandé de relire leur curriculum vitae, leur lettre de motivation, parce qu’ils étaient gêné (sic) de leur orthographe.

Et vous, qu'en pensez vous ?

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