Les horreurs des giratoires

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PHILIPPE BARRAUD

Si vous arrivez à Morges par l’ouest, vous ne pouvez pas la manquer: une énorme masse de pierre, pataude, sans charme, qui forme une sorte de boucle, et qui trône au milieu d’un giratoire. Elle ressemble à des centaines de sculptures contemporaines qui, elles aussi, forment des ellipses plus ou moins réussies sur les giratoires, dans une sorte d’abstraction mathématique qui est devenu un genre en soi, quasi obligatoire pourrait-on croire.
En effet, on les subit partout, ces ellipses qui transpirent la facilité, voire la paresse. Elles sont en pierre, en aluminium, en acier inox, en acier Corten, voire en plastique, et occupent les places publiques de nos communes, et surtout  les giratoires, qui ont remplacé les squares du siècle passé pour y exposer de la sculpture. Décalquées des œuvres de grands artistes, pionniers dans leur art, comme Hans Arp ou Max Bill, ces déclinaisons sans fin doivent beaucoup à la facilité et au (mauvais) goût des édiles.
On peut bien sûr faire de la grande sculpture non-figurative, comme en témoignent les œuvres, d’une beauté, d’un souffle et d’une force exceptionnelles, d’André Raboud. Mais pour un authentique génie, que d’épigones sans inspiration, que de faiseurs de giratoires !
Le grand malheur de cet art puissant et mystérieux qu’est la sculpture, c’est qu’il y règne les mêmes tabous que dans la peinture contemporaine, imposés par une caste psychorigide et arrogante qui dit le Bien et le Mal. Le talent, le goût, le sens du Beau y sont méprisés, comme des scories du passé, ou pire, des valeurs réactionnaires; avoir un don pour le dessin serait plutôt un handicap: aujourd’hui, Martin Schongauer ou le jeune Buonarotti échoueraient peut-être à l’examen d’entrée de nos écoles d’art… En revanche, utiliser les instruments de l’art, fût-ce avec maladresse, pour proclamer son mal-être ou une critique sociale, voilà qui est bon, le talent n’a aucune importance. Et d’ailleurs, n’est-il pas par définition élitiste?
Voilà pourquoi, dans l’art contemporain, le discours autour de l’œuvre est devenu plus important que l’œuvre elle-même. Dans les musées, de grandes salles sont dévolues à d’immenses œuvres extrêmement pauvres, mais affublées d’un appareil critique massif et généralement incompréhensible, ce qui convainc définitivement les acheteurs ignares – mais riches.
Mais revenons à nos chers giratoires ! Vous remarquerez que nos édiles n’y mettent jamais une sculpture figurative, genre pourtant passionnant que les sculpteurs délaissent pour obéir aux dogmes, et peut-être aussi parce que c’est extrêmement difficile: dans ce genre, c’est la perfection ou rien, l’erreur ne pardonne pas. Mais soyons juste: il existe des sculpteurs de grand talent dans le figuratif. Simplement, ils ne vont pas sur les giratoires, mais font le bonheur d’une clientèle privée avisée.
Dans leurs choix, les communes font peut-être preuve de prudence, après tout: une œuvre figurative ne laisse pas indifférent, elle suscite des émotions; elle peut provoquer une polémique, des lettres de lecteurs, ou des actes de vandalisme. En affublant les places publiques et les giratoires de sculptures abstraites ou d’installations en poutrelles d’acier multicolores, les édiles ne prennent aucun risque: ces œuvres, froides et sans âme, purement décoratives, ne suscitent que l’indifférence. Elles ne témoignent d’aucune émotion, elles ne font pas réagir – elles ne vont pas distraire l’automobiliste…
Et c’est en cela que l’art rate sa cible, quel que soit le domaine considéré, s’il ne suscite aucune émotion chez celui qui en fait l’expérience; c’est vrai pour les arts plastiques, mais aussi pour la musique: qui peut s’émouvoir vraiment aux cris et aux percussions intempestives de la musique dite contemporaine ? L’œuvre doit nous toucher, nous procurer un moment de rêve et d’évasion, plutôt que de nous enfoncer encore un peu plus dans la banalité, la laideur et la violence du monde qui nous entoure.
Dans un environnement urbain globalement laid et agressif, et qui depuis longtemps n’est plus à l’échelle humaine, les artistes ont une responsabilité écrasante. Hélas ! Ils ont démissionné, ils ne font plus que s’adapter au mauvais goût ambiant, aux égarements de la publicité, s’habituent au manque d’exigence et à la facilité. Or ils devraient être des résistants, des pourvoyeurs de beauté envers et contre tout. Hélas! Ils ne sont que des fournisseurs de décorations cheap pour giratoires.
On ne demande évidemment pas que les sculpteurs contemporains aient tous le génie d’un James Pradier ou d’un Raboud; on leur demande seulement d’arrêter de faire et de refaire du sous-Max Bill, et d’oser créer par eux-mêmes, d’oser faire des choses belles et émouvantes – même si on le leur a soigneusement désappris.

 

 

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