La démocratie suisse et la question de la liberté dans l’UE

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Discours de Václav Klaus, ancien Président de la République Tchèque, du 25 avril 2014 dans le cadre d’une réunion à l’Institut libéral de Zurich.
Reproduit avec l’aimable autorisation de la revue Horizons et Débats.

Je vous remercie de m’avoir invité en Suisse, ce qui m’a permis de me retrouver à Zurich, une de mes villes préférées. Mais en premier lieu, je vous remercie de m’offrir l’occasion d’y tenir un discours.

Klaus Vaclav
L’année dernière en janvier, c’est-à-dire il y a 15 mois, j’ai présenté, ici à Zurich dans ce superbe hôtel, mon livre intitulé «L’Europe a besoin de liberté». La rencontre d’alors avait été organisée par Avenir Suisse. Aujourd’hui, j’ai l’honneur de m’adresser à l’Institut libéral renommé et à son public. Je connais depuis longtemps son président, Robert Nef. En effet, il y a deux ans j’ai eu la chance d’être invité à présenter une contribution pour le texte publié à l’occasion de ses 70 ans.
Mon livre, intitulé en tchèque «Intégration européenne sans illusions», ne devait pas refléter ma déception actuelle concernant le développement du processus d’intégration européenne. Je n’ai jamais caressé d’illusions à ce propos. Ce qui me tracasse aujourd’hui, c’est que l’Europe continue de s’enfoncer dans une impasse, malgré les difficultés criantes qu’on ne peut cacher et malgré les critiques acerbes dont nous prenons connaissance constamment dans cette Europe, dans laquelle nous vivons. Il semble que les Européens ne s’en soucient guère.
Les résultats désastreux de l’économie, la perte de respect du reste du monde face à l’Europe, le fameux déficit démocratique qui se creuse, l’avancée de la frustration et d’autres caractéristiques du même type, tout ceci ne peut plus être dénié en Europe et ne semble guère inquiéter les gens. C’est ce qui m’interpelle. On peut traiter le débat sur l’Europe de différentes façons. Je souhaite aborder la discussion concernant du débat sur les difficultés de l’Europe en partant de la réaction de l’UE lors du référendum suisse. Ce fut presque une «expérimentation contrôlée», certes non voulue, mais prévisible.
Nous l’avons suivie avec grand intérêt. Les Tchèques réagissent de façon très sensible à l’affaiblissement de la démocratie et de la liberté en Europe – se gardant toutefois de s’immiscer –, respectant l’utilisation des referendums, cette spécificité de la Constitution fédérale suisse. Ils n’ont pas imaginé avoir un quelconque droit de commenter le contenu du référendum ou de son résultat. Les Tchèques respectent la liberté des Suisses de pouvoir procéder selon leurs propres choix. Nous ne sommes pas aveuglés par le politiquement correct. Nous n’avons pas encore oublié l’ère communiste.
La question traitée dans ce référendum devait être posée depuis longtemps. Les mouvements de populations à travers les frontières de pays souverains, renforcés depuis des années, voire des décennies, détruisent systématiquement la cohérence et la gouvernance de ces pays. La vie n’en est pas rendue plus agréable pour autant, mais bien au contraire plus désagréable et plus difficile. C’est – à mon avis – ce que beaucoup de Suisses ressentent, y compris ma sœur qui vit dans la région de Zurich depuis août 1968.
La vague migratoire actuelle en Europe se fonde sur le désintérêt marqué des frontières, l’acceptation grandissante de l’idéologie du multiculturalisme et l’extension d’un Etat social toujours plus généreux. Ces trois aspects tiennent une place importante dans la conception d’une Europe, certes, non encore transformée en idéologie, mais qui influence depuis quelque temps la pensée et le comportement des gens de notre continent.
La Suisse, en tant que pays riche à grande tradition démocratique avec une société ouverte, est devenu un objectif pour de nombreux immigrants non-politiques. C’est pourquoi cette question prend ici plus d’importance que dans mon pays, où le nombre des personnes nées à l’étranger est encore plus restreint. Pendant toute l’ère communiste nous avons vécu dans un pays partiellement refermé sur soi, non seulement entouré de frontières, mais aussi, et c’était plus grave et plus menaçant, du rideau de fer. Le communisme interdisait pratiquement tout, y compris l’immigration.
A mon avis, le référendum suisse n’a provoqué qu’une seule surprise: la petite différence en faveur du oui. L’envergure du problème semble plus grande que la différence entre le oui et le non. Malgré cela, le référendum a été mal interprété en Europe et surtout à Bruxelles. Pour ma part, je ne l’ai pas compris comme un refus de l’immigration, mais comme une communication: soyons un peu plus prudent et moins rapide avec l’immigration en Suisse. Chaque Etat souverain doit avoir le droit de s’exprimer ainsi.
Malheureusement, les nouvelles élites européennes, ces multi-culturalistes inconscients, ces mondialistes enthousiastes et ces européistes incapables d’écouter, le voient autrement. Ce n’est donc pas une surprise que ce référendum ait déclenché consternation et panique à Bruxelles. Nous sommes nombreux à savoir que l’UE est une entité post-démocratique et post-politique.
Après dix années (moins cinq jours) d’adhésion à l’UE, nous le ressentons fortement en République tchèque. Nous, le peuple, n’avons pas de raison de fêter cet anniversaire. L’analyse coûts-bénéfices n’est pas évidente. Nous ne sommes pas sûrs d’y avoir gagné.
Les politiciens de haut niveau de l’UE ont un autre regard. A plusieurs reprises, ils ont pu toucher du doigt les résultats de plusieurs référendums, tenus dans différents pays de l’UE, et dont les résultats étaient pour eux non-européens, politiquement incorrects. Ils exigent de nous une mentalité continentale, ils veulent se défaire de l’Etat national, ils veulent se débarrasser du rôle des frontières étatiques. Ils veulent affaiblir la solidité et la cohésion des nations. Tout cela mène à favoriser une migration illimitée. Je m’attendais à ce qu’ils soient frustrés par votre référendum.
La rencontre de ce jour a été organisée par l’Institut libéral. Je suppose que le public ici présent sait qu’il s’agit en substance, dans tout ce débat, de rien d’autre que de la liberté. On devrait pouvoir s’attendre à ce que les défenseurs traditionnels de la liberté, les libéraux européens (il est nécessaire de parler de libéraux classiques pour les distinguer des libéraux américains selon Obama) comprennent cette question et soient capables de l’interpréter correctement, qu’ils sachent où ils en sont et quel doit être leur comportement. Je suis déçu de constater que de nombreux libéraux classiques européens sont désorientés dans ce domaine. Ils considèrent que toute liberté est en soi positive, d’où la conception que la liberté illimitée de l’immigration est à saluer. Je ne le comprends pas.
J’ai passé près de cinquante ans en Tchécoslovaquie communiste où l’on m’a empêché de voyager librement à l’Ouest. A cette époque, j’ai pu passer quelques heures en Suisse, alors que je me rendais en été 1965 en France en train. Par la suite j’ai dû attendre 1990 pour participer au Forum économique mondial de Davos, en tant que ministre des Finances d’une Tchécoslovaquie enfin libérée.
Selon mon expérience, je dois établir une distinction entre émigration et immigration. Nous étions frustrés de ne pouvoir nous rendre à l’étranger, et de pouvoir émigrer, mais je n’ai jamais considéré que j’avais un droit à immigrer dans un pays quelconque.
A mon grand regret, cela n’a pas été compris par de nombreux collègues libéraux. Ils soutiennent tout affaiblissement des Etats européens, ce qui finalement pourrait avoir un effet très antilibéral. C’est un exemple illustrant l’adage bien connu de Frédéric Bastiat «Qu’est-ce qui est visible et qu’est-ce qui ne l’est pas?» («What is Seen and What is Not Seen?»)
Cela me tracasse. Le report des compétences de certains Etats au sein de l’UE consiste généralement en un affaiblissement malheureux de l’institution étatique en faveur d’un renforcement d’un super-Etat européen, de l’UE, moins démocratique que chacun de ses Etats membres. L’intégration européenne actuelle ne promeut pas la liberté et la démocratie en Europe, mais l’affaiblit. Il est bien dommage que certains des disciples de «Mises et Hayek» ne le comprennent pas.
La question de la liberté en Europe trouve une nouvelle dimension en regardant ce qui se passe actuellement en Ukraine. Je suis fortement convaincu que nous avons affaire à une fausse interprétation des événements se déroulant dans ce pays ainsi qu’à une nouvelle vague de lavage de cerveaux. Certains politiciens et militants en Europe (et aux Etats-Unis) ont tenté une instrumentalisation de l’Ukraine pour faire redémarrer les affrontements entre l’Occident et la Russie. L’Ukraine, de longue date fragilisée tant dans le domaine politique qu’économique a été mise sous pressions et a servi d’instrument. Vouloir contraindre ce pays à choisir d’un moment à l’autre s’il veut se tourner vers l’Ouest ou vers l’Est est la meilleure méthode pour le faire exploser.
Fin février, dans sa prise de position publique, mon Institut – l’IVK – l’a formulé sans ambages: «Contraindre l’Ukraine à prendre une décision soit en faveur de l’Occident, soit en faveur de la Russie détruirait le pays … Cela mènerait le pays dans un conflit insoluble qui ne pourrait se terminer que tragiquement.» Je regrette que c’est précisément ce qui se passe en ce moment.
Les médias et les politiciens soumis au courant dominant, utilisent de préférence des méthodes à la Orwell – tel son célèbre «Newspeak». Ils tentent de nous convaincre que leur immixtion dans les affaires de l’Ukraine relève de la sauvegarde de la liberté et de la démocratie. Tout est faux. Pour y sauver la liberté et la démocratie, il faut autre chose. L’Ukraine doit avoir la possibilité de régler ses problèmes sans intervention de l’extérieur, ni de l’Ouest, ni de l’Est.
Je m’attends à être interpellé sur la question de l’annexion de la Crimée par la Russie, ou sur l’invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968, par rapport à ce qui s’est passé récemment en Crimée. Je prétends que la gigantesque déstabilisation politique de l’Ukraine n’était pas une réelle révolte du peuple, mais une révolution importée non advenue en Russie. Ses organisateurs avaient d’autres objectifs et ambitions que d’introduire la liberté et la démocratie en Ukraine. Ils voulaient provoquer un affrontement avec la Russie. La confusion orwellienne entre causes et effets se retrouve ici. Dans la deuxième prise de position publique de mon Institut à ce sujet (début mars) nous l’avons formulé ainsi: «Il est évident qu’il y a une relation entre cause et effet. D’abord il y a eu les événements du Maïdan à Kiev, puis ceux en Crimée. Nous ne devons pas commencer par la fin.»
Provoquer artificiellement une nouvelle ère de tensions en Europe et dans le monde, déstabiliser le statu quo mondial et en revenir à la guerre froide ne serait-ce qu’en parole, est une méthode dangereuse pour détourner l’attention des populations des échecs évidents du processus d’intégration européen, de l’euro, des dettes insupportables et des manœuvres géopolitiques incompréhensibles pour les gens normaux.
Les victimes de ces ambitions sont l’Ukraine et ses populations. Elles n’ont pas besoin de tels événements qu’elles n’ont pas mérités. Cela est vrai même si la responsabilité incombe aux politiciens ukrainiens qui ne se sont pas montrés capables de résoudre les problèmes de longue date du pays. C’est impardonnable, deux décennies après la chute du communisme. L’Ukraine n’a pas accompli les transformations économiques et politiques nécessaires.
Les démocrates européens, c’est-à-dire nous tous, en sont eux aussi les victimes. On utilise très vite cette atmosphère d’affrontements, de danger et de peur pour accélérer le processus de centralisation, pour la mise sur pied d’un super Etat européen centralisé avec des droits citoyens restreints. En Europe, c’est la démocratie qui en est la victime.
L’atmosphère régnante nous rapproche du «Meilleur des mondes» d’Aldous Huxley, publié il y a 80 ans. Nous, les Tchèques avons eu, une forme de «Brave New World», c’était le communisme, éliminé il y a 25 ans, nous en savons quelque chose. Nous ne sommes pas naïfs et n’avons pas imaginé que l’adhésion à l’UE serait l’entrée au paradis. La réalité est toutefois plus grave qu’on ne s’y attendait.
Nous, du moins certains d’entre nous, savions que l’adhésion à l’Union européenne créerait de nouvelles difficultés. Nous souhaitions avoir une société véritablement libre, libérale. Mais l’adhésion à l’UE nous a apporté un retournement dramatique – après la phase de libéralisation radicale dans les années 1990: de la dérégulation à une régulation croissante, de la suppression de toutes subventions à leur réintroduction, du retrait de l’Etat de l’économie à une intervention étatique croissante, du renforcement de la responsabilité individuelle à une dépendance accrue de l’Etat et de son système social. Nous craignons que la crise ukrainienne ne soit utilisée pour accélérer encore davantage ce processus.    •

Source: www.klaus.cz/clanky/3563

(Traduction Horizons et débats)

 

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