Carlo Sommaruga et la défense de l’ « Etat de droit »…

Depuis bientôt dix ans, le conseiller national socialiste genevois Carlo Sommaruga poursuit sa croisade infatigable contre la pénalisation de la pédophilie: une trentaine de votes hostiles et, tout récemment, le subterfuge de ce qu'il appelle à tort un "contre-projet du Conseil fédéral" pour barrer la route à l'initiative de la Marche blanche.

S'il se défend, à chacune de ses interventions, de chercher à protéger les pédophiles, Carlo Sommaruga assure n'être motivé que par la protection de l'"Etat de droit" (et ici); un leitmotiv repris en choeur par les quelques sectateurs qu'il a su rattacher à sa cause.

Carlo Sommaruga est le garant de la "proportionnalité" de notre ordre légal contre les "propositions extrémistes" de ceux qui veulent protéger les enfants contre les pédophiles. Sa parente, la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga a d'ailleurs salué tout le "courage" qu'il peut y avoir à s'opposer de toutes ses forces à un comité d'initiative populaire demandant simplement que des enfants ne puissent plus être confrontés à celui qui les a violés.

Pour Carlo Sommaruga, le comité de la Marche blanche est devenu "extrémiste", le jour où il s'est "appuyé" sur "des personnalités comme Oskar Freysinger", ce qu'il a été contraint de faire après que ce même Carlo Sommaruga a dûment fait pression sur le seul socialiste du comité pour qu'il retire définitivement son soutien (attitude que le PS a suivie comme un seul homme, voir ici et ici).

Curieusement, il est des situations où le conseiller national socialiste trouve les positions de l'UDC tout à fait mesurées. Dernier exemple en date, quand il s'est agi de défendre la position du conseiller fédéral Ueli Maurer accusé de subventionner la formation militaire d'officiers nord-coréens (dès 04:22):

"Là je suis parfaitement d'accord, pour une fois, avec Ueli Maurer [...] Je trouve que dire "on coupe tous les ponts" avec les dictatures ou avec les régimes autoritaires [...] c'est une erreur."

Comprendre, l'UDC est extrémiste quand elle défend les enfants contre les pédophiles, mais pas quand elle finance les piliers de la force armée de la pire dictature qui soit au monde. C'est là tout le résumé de la pensée politique de cet homme: un adversaire de l'envergure d'Oskar Freysinger est pire que le régime de Pyongyang; lequel, soit dit entre nous, n'est pas particulièrement réputé un parangon d'"Etat de droit".

Or, la raison d'une semblable myopie n'est pas due au hasard, la formation de l'idéologie, que nous subissons aujourd'hui, a une histoire, celle de la gauche, que nous allons étudier.

 

Carlo Sommaruga et les dictatures socialistes

Il y a quelques années, Carlo Sommaruga a mis ses bras et sa jeunesse au service de l'une des dictatures les plus sanguinaires de la fin du siècle dernier. Il s'en fait toute une gloire, comme une sorte de décoration à la boutonnière censée honorer la pureté et la pérennité de son engagement idéologique et politique. C'est d'ailleurs lui qui nous l'apprend, prenant le parti de s'en vanter, aux environs de 2011, dans une interview accordée au quotidien kurde irakien Hawlati, reprise et publiée le 12 octobre 2011 sur le site de l'Association pour les Droits Humains au Kurdistan d'Iran-Genève (KMMK-G).

On y lit:

"Je m’appelle Carlo Sommaruga et suis issu d’une famille suisse de l’étranger puisque mon père, de nationalité suisse est né à Rome et ma mère est italienne. Mon père était diplomate et dès mon enfance, j’ai voyagé dans différents pays et reçu une éducation ouverte sur le monde. J’ai fait mes études de droit à l’Université de Genève. Avant cela, à l’âge de 19 ans, j’ai embarqué sur un navire marchand de la marine suisse et je suis parti comme mousse en Amérique latine. Pendant une année, j’ai fait la route comme on dit. Moi qui venais d’un milieu protégé, j’ai été profondément choqué. En allant du sud de l’Argentine jusqu’au Mexique, j’ai découvert une disparité sociale, une souffrance extrêmement violente, et du mépris à l’égard des populations indigènes notamment en Bolivie et au Chili. J’ai eu une prise de conscience à ce moment-là et j’ai ensuite orienté ma formation universitaire et mes activités professionnelles en ce sens.

Très vite je me suis engagé dans des organisations non gouvernementales luttant pour le respect des droits de l’homme en Amérique latine. Je suis parti à Cuba et au Nicaragua dans une brigade de travail."

Lors de la reprise de cette information sur notre site, Carlo Sommaruga viendra apporter cette correction:

"Il convient de ne pas donner des informations fausses. Ainsi, dans deux de vos articles, vous affirmé (sic) que j'ai participé à des brigades de travail à Cuba. Tel n'a jamais été le cas. merci donc de supprimer ce passage."

Vous l'aurez compris, il ne s'agit guère plus ici que de pointillisme casuistique, Carlo Sommaruga, baroudeur au grand large, s'est offert un voyage au paradis castriste suivi d'un engagement dans une brigade au Nicaragua. Il est amusant toutefois de constater que, dans sa remarque, Carlo Sommaruga semble considérer comme acceptable un engagement au Nicaragua qui ne le serait pas à Cuba, comme s'il avait conscience d'une graduation répréhensible dans la façon de ces deux pays d'appliquer la doctrine socialiste.

Soit, tenons-nous en au Nicaragua.

 

La dictature sandiniste nicaraguayenne

Petite république d'Amérique centrale de moins de 6 millions d'habitants, pour 129 494 km2, soit trois fois plus que la Suisse, ce qui ne représente pas grand-chose comparé aux vastes étendues du Nouveau-Monde, le Nicaragua accède à la pleine indépendance en 1854. L'influence des Etats-Unis sera prépondérante tout au long de son histoire.

De 1927 à 1933, le général Augusto César Sandino, le père du sandinisme, mène une guerre d'usure contre le gouvernement. Les USA dépêcheront le corps des Marines, et les hommes de Sandino, défaits, se retireront dans les campagnes, c'est le début du règne d'Anastasio Somoza García, le fondateur du somozisme. Assassiné, ses fils, Luis et Anastasio, lui succéderont à la tête d'un régime autoritaire, croissant à l'ombre de la protection américaine et sous les couleurs d'un anti-communisme de bon aloi. Autant le dire tout de suite, Anastasio fils n'est pas un tendre, sa garde nationale veille, qui tolère difficilement l'opposition.

En 1974, Anastasio est réélu pour un troisième mandat, nonobstant une légère entorse constitutionnelle. En 1978, le meurtre du principal opposant au régime, le journaliste Pedro Joaquín Chamorro Cardenal, déplace les foules en masse et suscite la réunion des conservateurs catholiques anti-somozistes avec les communistes du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), dirigé par Daniel Ortega. L'alliance n'est pas des plus évidentes, mais, le régime ne réagissant que par la répression, le pays semble prêt pour un changement.

Une grève générale plus tard, plusieurs villes se soulèvent, la guerre civile éclate. Somoza fait bombarder la population et même tuer un journaliste américain, rien n'y fait, le 17 juillet 1979, il doit fuir le pays, il mourra assassiné au Paraguay un an plus tard. Le 19 juillet, les forces sandinistes marchent sur la capitale Managua. La coalition d'opposition prend le pouvoir, mais, en 1980 la veuve de Chamorro, qui lui avait succédé à la tête de l'insurrection, démissionne de toutes ses charges, accusant les Sandinistes d'infiltration à tous les étages et de dérive dictatoriale.

Elle ne se trompe pas, c'est un coup d'Etat, le début d'un régime socialiste qui régnera par la terreur pendant plus de 10 ans, à un tel point d'ailleurs que la population en viendra à pleurer, comme c'est souvent le cas, la mémoire du tyran précédent. Ortega, qui imposera une nouvelle constitution et décrétera l'état d'urgence pour six ans, étendra un empire sans partage sur la décennie grâce à l'appui de l'Union soviétique et des cartels de la drogue.

A partir de ce jour, le FSLN développera la panoplie complète des régimes socialistes: nationalisation des terres, réforme agraire, confiscation de la propriété des ennemis du régime (et des "évadés fiscaux", déjà !), collectivisation, indexation des prix, propagande massive sous couvert d'"alphabétisation", création d'une "armée populaire" et, bien sûr, camps de concentration et exécutions de masse. Le tout au milieu d'appels récurrents à la paix et à l'amour universels parvenant à grand-peine à recouvrir les salves de coups de feu qui claquent en direction des dissidents politiques.

 

Les crimes sandinistes

Dès 1981, la Commission inter-américaine des droits de l'homme constate que l'engagement ("solemnel", précise le rapport) des Sandinistes à supprimer la peine de mort et à ne pas exécuter les Somozistes, et tous ceux présumés tels, n'est de loin pas tenu.

La Commission rapporte nombre d'exécutions sommaires, notamment à la prison de La Polvora, à Granada, où les prisonniers ont été emmenés pour être abattus et jetés dans des fosses communes. Et de donner force détails et noms de victimes. Tous étaient des civils, ouvriers, étudiants, fermiers, propriétaires ou d'anciens soldats de la garde nationale désarmés. Parmi eux, des enfants de 16 ans, beaucoup de très jeunes gens, des pères de famille.

Dépêchée sur place, la Commission, rendra compte de l'absence totale, aux premiers jours de la révolution, de jugements, de tribunaux, sinon d'exception, et récoltera d'innombrables preuves de torture, de coups et de traitements inhumains en tous genres. La junte portera ces exactions sur le compte de la frustration populaire après des décennies de dictature somoziste et de guerre civile.

Le rapport de la Commission pointe du doigt les lois d'exception et l'effet qu'elles ont eu de suspendre le respect des déclarations relatives au "droit à la vie". La grâce des Sandinistes ne sera accordée qu'à quelques dizaines de femmes et 500 autres prisonniers à la demande de la Commission nationale de promotion des droits de l'homme. La Commission inter-américaine qualifiera d'inacceptable les conditions de détention, d'hygiène et d'alimentation auxquelles sont soumis les prisonniers des Sandinistes, entassés à neuf dans des cellules individuelles, les fameuses chiquitas (littéralement, les "petites").

Les libertés de presse et d'expression sont enterrées, les journalistes emprisonnés. Le rapport rend compte encore des déclarations d'Ortega, selon lesquelles les élections que les Sandinistes seront contraints, par la communauté internationale, d'organiser en 1984, seront: "très différentes des élections demandées par les oligarques et les traîtres, les conservateurs et les libéraux, les réactionnaires et les impérialistes, la " bande de vauriens", comme les appelait Sandino", mais seront "des élections pour renforcer la puissance de la révolution, pas un tirage au sort pour voir qui a le pouvoir, parce que c'est le peuple qui a le pouvoir grâce à son avant-garde, le Front sandiniste de libération nationale et la Direction nationale."

A ce régime, la junte eut tôt fait de faire taire la Commission nationale des droits de l'homme. Le 11 juin 1981, les soldats du régime prennent les locaux de la Commission d'assaut et s'emparent des dossiers. Le ministre de la Justice sandiniste accusera la Commission d'"activités illégales".

La Commission inter-américaine exigera une enquête complète, le respect de l'abolition de la peine de mort, la libération des blessés, des handicapés, des malades et des personnes âgées, la révision des procès inéquitables, la fin des lois d'exception et le respect de l'intégrité physique des militants des droits de l'homme.

Le régime, hélas, ignora ces recommandations, et la Commission permanente des droits de l'homme comptabilise 2'000 morts, 3'000 disparitions et 14'000 cas de torture, de viols et de mutilations rien que pour les six premiers mois (1).

Des historiens parlent encore de 8'000 exécutions politiques durant les trois premières années de la Révolution, du fait des escadrons de la mort sandinistes, de 20'000 prisonniers politiques (2), rien que de 1980 à 1983, du goulag de Las Tejas, des électro-chocs, des privations de sommeil, des camps de la faim, des dissidents écorchés vifs avant leur exécution ou soumis au supplice de la Corte de cruz, méthode qui consistait à leur trancher les membres et à les laisser se vider de leur sang (3). Sans parler des milliers de disparus et oubliés, morts d'une balle dans le dos pour avoir tenté de fuir. Ces chiffres sont à compter pour une population de moins de 3 millions de Nicaraguayens à l'époque.

En 1991, une fois le FSLN renversé, un nouveau rapport de la Commission inter-américaine des droits de l'homme signalera l'exhumation d'une soixantaine de fosses communes, pleines de victimes exécutées sommairement par les forces sandinistes. En 1992, on mettra à jour 72 nouvelles fosses, dont une contenant les dépouilles de 75 paysans fusillés au titre de contre-révolutionnaires, ou une autre, par exemple, dans laquelle on trouvera une famille de six personnes, assassinées sans raison apparente.

En 1983, cependant, le régime sandiniste commettra une erreur capitale en s'en prenant ouvertement aux Indiens Miskito, vivant sur la côte atlantique nord du pays, qu'ils accusaient d'être des contre-révolutionnaires. Accusation vraisemblable en ce que la CIA, déjà sur place, opérait activement pour séparer les régions du nord et de la côte est du reste du pays (opération Red Christmas). La répression fut terrible, le gouvernement déplaça 8'500 d'entre eux, arrestations en masse, torture, exécutions. En réponse à la résistance des Miskito, les Sandinistes dépêchèrent des unités d'élite et leurs hélicoptères soviétiques flambant neufs, déclarant qu'ils étaient "prêts à éliminer jusqu'au dernier indien Miskito pour porter le sandinisme jusqu'à l'Atlantique"; ce qu'ils firent. Ce fut un programme d'épuration ethnique en règle, le régime socialiste brûla 65 villages faisant plus de 70'000 victimes (4).

Les Etats-Unis eurent alors beau jeu d'accuser les Sandinistes de génocide, de relever les restes des communautés ethniques martyres et d'accueillir, à la frontière hondurienne, les reliefs des opposants conservateurs, des propriétaires spoliés, des anciens membres de la garde nationale, des déçus du sandinisme et de tous ceux qui avaient pu fuir la répression, leur offrant armes, munitions et formation militaire pour construire une armée de guérilla contre-révolutionnaire. Les Contras étaient nés.

 

Les brigadistes suisses

A l'international, les Sandinistes soignent leur image et en appellent aux canons de l'utopie socialiste, à la fraternité des peuples dans l'effort révolutionnaire, à la lutte universelle des opprimés contre l'impérialisme américain, le tout mâtiné de soleil tropical et d'un charme latin propre à faire oublier le souffle glacial de la très sibérienne URSS. L'Archipel du Goulag de Soljenitsyne vient d'être publié quelques années plus tôt, et Castro, vainqueur goguenard de la Baie des Cochons, est encore jeune et beau... la chute du mur encore loin.

En Occident, les jeunesses de gauche s'agitent. L'appel international résonne, ils seront plus de mille Suisses à répondre présent (5). Dès 1982, divers comités se constituent en brigades, de solidarité, de travail, sanitaires ou "de paix". On y va pour les vacances ou pour plus longtemps, étudiants, ouvriers paient le voyage de leur poche pour aller toucher le rêve socialiste du bout des doigts, on collecte des fonds, du matériel, on fait des discours et puis, on se lasse, on en revient, quoique pas toujours...

L'aventure des brigades helvétiques sera émaillée de quelques douloureuses disparitions, de très jeunes ressortissants suisses y laisseront la vie, décès qui seront tous attribués, dans l'imaginaire collectif socialiste, à la seule cruauté des contre-révolutionnaires. Le fait est que cette guerre-là fera plus de 30'000 morts.

Il faut dire que l'objectif de l'institution de ces brigades est multiple. L'un d'entre eux vise l'amélioration de l'image du Front sandiniste: "A leur retour, les brigadistes doivent se procurer une ample couverture médiatique de leur action dans leur pays d'origine", commandent les autorités nicaraguayennes (6). C'est là que ça se corse, l'ambassade américaine milite activement par une contre-information que la NZZ et L'Hebdo se presseront bientôt de tourner en ridicule.

Le but premier de cette guerre d'information vise essentiellement le financement des brigades par des institutions publiques. En effet, par le biais d'un réseau politique et associatif assez dense, l'Oeuvre suisse d'entraide ouvrière (OSEO) et la Fédération genevoise de coopération, entre autres, financent ces projets à hauteur de plusieurs centaines de milliers de francs. Seul problème, ces deux associations dépendent alors du financement de l'aide fédérale au développement, appelée alors DDA. C'est ainsi, à l'insu de l'opinion populaire, que la Confédération va financer l'essentiel des projets de ces brigades internationalistes.

Dès 1986, après les premiers décès, la Confédération impose des restrictions sécuritaires. Les accusations de l'ambassade américaine à Berne se précisent, qui accusent les brigadistes de servir des objectifs militaires, sans parvenir toutefois à convaincre la DDA. La droite, radicaux et UDC, lesquels ignorent tout de l'origine du financement des brigades, se font toutefois plus critiques. Un entrepreneur zurichois comparera, dans une tribune, les brigadistes à des mercenaires au service de puissances étrangères.

Une délégation parlementaire sera même dépêchée, comprenant, notamment, Jacques-Simon Eggly et un certain Pascal Couchepin. A leur retour, les parlementaires dénonceront le "totalitarisme sandiniste".

 

Les brigadistes suisses ont-ils combattu ?

La première chose qu'un brigadiste tiendra à préciser, avant même que vous ne lui posiez la question, c'est que les brigadistes n'avaient pas d'armes. Or, l'on peut combattre sans armes, et inversement.

Le doute qui s'empara de l'opinion helvétique au tournant de 1986 semble trouver son origine dans la publication de photos de tranchées à l'"asentamiento", la mission suisse, de Yale et dans une question d'un conseiller national UDC, passé plus tard au parti radical, membre de la délégation parlementaire, Peter Sager, qui publiera un ouvrage assez complet sur la manipulation médiatique relative à la question nicaraguayenne. Le texte réagit avant tout à la mort du premier brigadiste suisse, en février 1986, Maurice Demierre (7), dont le camion sautera sur une mine.

"Selon certaines agences, qui se fondent sur des indications du gouvernement nicaraguayen et sur des déclarations de témoins oculaires, les combattants antisandinistes ont, dans le cadre de leur guerre de libération, attaqué également des coopératives agricoles soutenues par des oeuvres d'entraide suisse, des groupes de solidarité et des communes genevoises, sous forme d'aide spirituelle ou matérielle et, en partie aussi, en mettant du personnel à disposition. Les attaques dirigées contre des objectifs civils doivent être condamnées avec la plus grande fermeté, d'où qu'elles viennent. Comme dans le cas présent, il s'agit d'objectifs pour lesquels des Suisses s'étaient engagés de diverses manières, cela nous frappe particulièrement et justifie une enquête destinée à élucider les circonstances. Il faudrait notamment arriver à savoir si l'attaque des antisandinistes s'explique simplement par la situation militaire au Nicaragua, par exemple parce que les coopératives agricoles en question se sont vu confier des fonctions militaires par le gouvernement du pays, en dépit de leurs objectifs purement civils. Il est indubitable que cela ne correspondrait pas aux intentions de l'entraide privée suisse et ne se concilierait pas non plus avec la politique en matière de développement que notre pays mène officiellement. Etant donné que de tels faits ou des faits analogues se sont produits à diverses reprises, le Conseil fédéral a-t-il déjà ordonné des enquêtes à ce sujet et, dans l'affirmative, quels résultats a-t-il obtenus? Sinon, est-il prêt à faire enquêter sur les événements les plus récents, dans la mesure où il n'a pas encore recueilli d'indications concluantes?"

La question est lâchée, les brigades, solidaires, de paix, du travail etc., servent-elles des objectifs militaires ? Entre la question et la réponse, un nouveau Suisse est mort, Yvan Leyvraz, tué dans une attaque.

La réponse du Conseil fédéral ne s'en fait que plus prudente:

"Il est confirmé que des groupes armés de l'Union nicaraguayenne d'opposition (Unión Nicaragüense Opositora - UNO) ont attaqué au nord du Nicaragua et attaquent encore des objectifs civils, notamment des véhicules circulant dans certaines régions (c'est ainsi que les volontaires Maurice Demierre et Yvan Leyvraz ont été tués), des fermes isolées, des villages et des coopératives (ainsi en mai dernier les coopératives de Miraflorès et de Yale qui avaient bénéficié de l'appui d'organisations privées suisses). Le Conseil fédéral condamne avec la plus grande fermeté une politique, quels qu'en soient les acteurs et les raisons, qui prend des objectifs civils pour cibles militaires. Une mission a été envoyée au Nicaragua pour procéder à l'examen du programme de coopération de la Direction de la coopération au développement et de l'aide humanitaire (DDA) avec ce pays. Elle a constaté que, dans les zones de conflits, un certain nombre de fusils ont été distribués dans les villages, les coopératives et les fermes d'Etat. Les villageois ont pris des mesures pour se défendre et se protéger en cas d'attaque: ils organisent collectivement des postes d'observation sur les hauteurs et des équipes qui patrouillent la campagne autour des villages; de petites tranchées de quelques mètres de longueur et d'un mètre de profondeur ont été creusées aux environs immédiats des villages et un "refugio" (trou de quelques mètres cubes fermés par une claie recouverte de terre) a été creusé où peuvent se terrer les femmes et les enfants. Il s'agit là de mesures défensives prises dans un contexte de guerre civile. Elles n'ont bénéficié d'aucun soutien d'organisations privées suisses. La Confédération a participé au financement de projets d'organisations privées suisses dans le domaine du développement rural (amélioration de l'habitat rural, adduction d'eau potable, postes de santé, écoles primaires, encouragement des cultures, production de semences, irrigation, etc) qui correspondent aux priorités fixées dans le cadre de la loi fédérale sur la coopération au développement. Les instructions de comportement fixées pour assurer la sécurité des coopérants de la DDA ont été étendues à tous les volontaires affectés aux projets d'organisations privées suisses co-financés par la Confédération. Notamment, ils ne se rendront plus dans les zones d'insécurité. D'autres organisations suisses se sont engagées de leur propre chef dans des actions parfois de nature plus politique sans demander un appui fédéral. De façon générale, le Conseil fédéral recommande à tous les Suisses au Nicaragua d'éviter les zones d'insécurité accrue et d'adopter un comportement qui n'augmente pas les risques d'être pris dans l'engrenage des hostilités."

Les raisons du Conseil fédéral sont ténues. En effet, comment faire croire qu'au sein de petits villages isolés cherchant à organiser leur défense dans un contexte de guerre civile, les brigadistes suisses seraient les seuls à ne pas participer à l'effort défensif, qu'ils creuseraient des sillons mais pas de tranchées, la chose n'a pas beaucoup de sens. L'historien Thomas Kadelbach mentionne, en 1984, des brigadistes de la paix participant aux veilles de garde, dans un village proche de la frontière, armés non pas de fusil mais de sifflets. En 1987, à Pikin Guerrero, qui fera l'objet d'une violente attaque des Contras, Kadelbach nous apprend que des brigadistes grisons ont été "logés dans une des maisons les plus éloignées du centre du village, à quelques mètres seulement des lignes de defense" (8).

Le gouvernement reconnaît toutefois l'existence de citoyens suisses engagés sur un terrain plus politique, mais se dédouane en expliquant ne pas financer ce genre d'initiatives, ce qui est un peu léger. Il est néanmoins un point qui semble ne pas connaître de contestation, toutes les communautés attaquées étaient équipées et armées, les civils sont armés, en fait, au Nicaragua, à cette époque, tout le monde est armé.

Une jeune journaliste zurichoise, Olivia Heussler, brigadiste elle aussi, a laissé des archives photographiques monumentales sur le Nicaragua des années 80-90. Dans un recueil de mémoires superbement illustré (9), elle explique s'être rendue, en novembre 1984, sur la côte atlantique avec un médecin autrichien. On retrouve ce même médecin, dans une photo datée du 25 octobre 1984 à Rama, sourire aux lèvres, Kalashnikov en main, en compagnie d'un instructeur uruguayen. On trouve encore deux photos, prises en 1985 dans le nord du pays, montrant une fillette de guère plus douze ans, souriant à la caméra devant un graffiti à la gloire du sandinisme, Kalash au poing, évidemment (ici et ici); tout le monde est armé.

Des rumeurs se feront l'écho d'une photo du Suisse Yvan Leyvraz, le montrant armé d'un Colt .38 (un photomontage dit ce site).

Autre classique du genre, figure imposée du romantisme communiste, le soldat ouvrier, ami et protecteur des travailleurs, qui, sans rien perdre de sa vigilance et sans lâcher son arme, s'en va aux champs pour récolter le café (ici et ici).

Ce dernier point relève un aspect absolument essentiel de la question des brigades du travail, elles étaient mixtes, mixtes Nicaraguayens-Internationaux, mais aussi mixtes militaires-civils. La question se pose alors d'elle-même de savoir si les soldats étaient là pour protéger les civils ou si c'était l'inverse.

Dans sa réponse, le Conseil fédéral mentionne des "instructions de comportement" pour induire les brigadistes suisses à ne plus sortir des zones sécurisées. Les brigadistes recevront ces directives comme la preuve de l'inféodation de leur pays d'origine au grand capital impérialiste américain et déploieront des trésors d'ingéniosité pour ne pas avoir à s'y soumettre.

Thomas Kadelbach nous apprend que les Suisses ont d'abord été pressentis pour la région de Jalapa, au nord, à la frontière hondurienne, mais ils y renonceront en raison de la trop grande présence de brigades internationales alentours (10). C'est là un point à retenir, en 1984, le régime a déjà constellé sa frontière d'asentamientos internationalistes. Les Suisses iront donc plus au sud, dans la Région VI, aux environs de Matagalpa. La Region VI, l'une où les Contras sont les plus actifs, est aussi celle où se produit 60% du café nicaraguayen et est donc prioritaire pour le régime. Une première brigade de solidarité arrivera en 1983 et s'emploiera à rétablir les voies de communication et à construire un pont suspendu à Matagalpa:

"Il est important que des volontaires aillent travailler dans cette région que souvent les journaux européens taxent de zone de guerre, où une coopération n'est plus possible",

écrivent-ils (11). Le fait est que c'est bien la guerre et qu'ils ne peuvent sortir de la ville

Dès 1986, les conflits s'accentuent, les premiers Suisses tombent. La DDA intensifie ses mises en garde et s'oppose à de nouveaux projets dans la Région VI (11). Les Alémaniques s'en tiennent aux directives de sécurité, les Romands se rebiffent:

"Nous considérons la position du gouvernement suisse [...] comme un chantage à la Révolution et à la solidarité internationale et un appel sournois aux forces mercenaires [les Contras, ndlr] à mettre fin à la vie d'un citoyen suisse pour tenir ainsi un prétexte de couper court à toute forme de coopération." (12)

Outre une paranoïa certaine, l'attitude des brigadistes romands est certainement militante, pour ne pas dire plus.

Une chose est encore absolument certaine, le danger. Un danger, semble-t-il, recherché par les brigadistes au titre de solidarité avec les populations locales.

Philippe Sauvin, un syndicaliste genevois, ex-brigadiste, nous explique:

"Un certain danger pour les brigadistes existait. Quelques brigadistes sont partis puisqu’ils ne supportaient pas la situation de guerre et la tension. Mais nous voulions partager ce danger de manière solidaire avec la population locale. Notre choix était de vivre à côté de la population paysanne, dans les mêmes conditions. Nous ne voulions pas de privilèges. Les brigadistes ont, par chance, toujours échappé au danger. Il est clair que si une brigade avait été attaquée, cela aurait signifié la fin du projet." (13)

Pour répondre à la question posée par ce chapitre, il paraît peu vraisemblable que les brigadistes aient mené de véritables actions militaires proprement dites. En revanche, en sus de la défense active et passive des villages que nous avons déjà évoquée, ils ont participé activement à l'effort de guerre politico-économique du régime, sans parler de l'aspect médiatique, la guerre d'image. En outre, ils paraissent parfaitement prévenus du danger qu'ils encourent et assument totalement de servir de boucliers humains pour protéger les principaux secteurs de l'économie sandiniste contre les assauts de la Contra, voire une invasion américaine. C'est d'ailleurs la raison première de leur existence, en 1983, les Etats-Unis réagissent au coup d'Etat castriste sur l'île de Grenade par une invasion massive. L'avertissement est on ne peut plus clair pour les Sandinistes, qui lancent alors leur appel à la solidarité mondiale, auquel répondront une multitude de brigadistes du monde entier: Etats-Unis, France, RFA, Belgique, Pays-Bas, Autriche (au nombre desquels appartenait sans doute le médecin que nous avons vu tout à l'heure), Suisse, etc.

L'aspect dissuasif de la présence des brigades internationales est pleinement assumé, les autorités sandinistes appellent leurs membres à:

"Montrer un désir sincère de contribuer à la non-intervention et à augmenter la production pour le bien de la défense de la révolution sandiniste". (15)

Motto repris docilement par le Secrétariat d’Amérique centrale, qui, en Suisse, à Zurich, s'occupe activement du recrutement:

"Les Nicaraguayens sont en effet prêts à se défendre. Mais sans la solidarité internationale, il sera difficile d'empêcher une invasion des troupes américaines. [...] La présence immédiate de centaines d'Européens et Nord-Américains peut directement empêcher une invasion et en aggraver le coût politique." (15)

En outre, Kadelbach fait très justement remarquer que cette main-d'oeuvre étrangère permet de soutenir le recrutement militaire sans craindre de toucher à la capacité économique du pays. Pour chaque brigadiste dans les champs de caféiers, c'est un Nicaraguayen de plus qui prend les armes. C'est donc bien une collaboration objective à une guerre, une guerre civile qui plus est, pour soutenir un régime totalitaire, arrivé au pouvoir par la force et dont nous avons vu plus haut la conception qu'il pouvait avoir de la démocratie.

Enfin, il convient de dire un mot des prétentions des Contras, qui ont toujours affirmé que des brigades internationales prenaient directement part aux combats, justifiant de cette manière la plupart de leurs interventions contre des objectifs qualifiés de militaires. Enrique Bermudez, un commandant de la "résistance", estime que les brigadistes ont été dûment prévenus de ne pas se rendre dans les zones de combat. Concernant le cas Leyvraz, Bermudez fit sensation en produisant son passeport, un permis de port d'arme nicaraguayen et une carte de membre du FSLN. Yvan Leyvraz était semble-t-il au bénéfice d'une autorisation de porter des armes de poing et des Kalashnikov. Kalashnikov qu'il ne quittait jamais dans ses déplacements, apprend-on dans un ouvrage sur un brigadiste américain, tombé lui aussi sous les balles contras.

Surprise, ce point de vue a été confirmé en son temps par le conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz, le 6 octobre 1986, en réponse à une question parlementaire:

"Le volontaire Ivan Leyvraz, employé de l'Oeuvre suisse d'entraide ouvrière, a été victime d'une attaque de la "Contra" au Nicaragua le 28 juillet. Des photos prises avant sa mort et projetées par la Télévision romande le 29 juillet durant le téléjournal du soir montraient qu'il était armé. Le journaliste s'est d'ailleurs entretenu de cette question avec un volontaire suisse qui venait de rentrer de ce pays et qui a confirmé qu'Ivan Leyvraz portait une arme à certaines occasions. Les responsables de l'Oeuvre suisse d'entraide ouvrière ne l'ont jamais nié. A la suite d'un communiqué de l'Agence télégraphique suisse du 10 novembre, cette question a été mentionnée de nouveau dans la presse de notre pays, notamment dans certaines éditions du lendemain, lorsque des photocopies de permis de port d'armes ont été diffusées. Quelques jours plus tard, des journaux du Honduras et du Costa Rica en faisaient également mention. Le Département fédéral des affaires étrangères n'a jamais tu cette information qui, d'ailleurs, pouvait être connue de chacun. A notre connaissance, Ivan Leyvraz n'a jamais fait usage de ses armes. En ce qui concerne les coopérants de la Direction de la Coopération au développement et de l'aide humanitaire, ils ont ordre de ne pas porter d'armes. Ces ordres ont été étendus, le 8 août dernier, à tous les volontaires d'Oeuvres suisses d'entraide dont la DDA cofinance les projets."

Le gouvernement cherche toujours à sauvegarder la réputation de plus en plus sulfureuse des campagnes d'entraide qu'il finance. Le reste tient de la dialectique, les brigadistes suisses avaient donc bien des armes, mais c'était uniquement pour ne s'en pas servir. Les allégations des Contras n'en paraissent que d'autant moins fragiles.

 

Où Carlo Sommaruga a-t-il servi ?

A l'occasion du 25e anniversaire du départ de la première brigade, en 2007, les anciens brigadistes suisses se sont réunis pour l'inauguration d'une exposition commémorative et quelques conférences, au cours desquelles l'on apprend que:

"Jorge Klappenbach, uruguayen d'origine germano-autrichienne, a rappelé le travail accompli par la 2e brigade en 1983 et la construction d'un pont à Matagalpa.

Dans cette brigade ont participé Leyvraz Yvan, qui a été assassiné quelques années plus tard, et le député actuel de Genève au Parlement fédéral, Carlo Sommaruga."

Précise encore la dépêche.

Il faut dire qu'il s'agit là de la seule et unique mention de Carlo Sommaruga en ses qualités de brigadiste, outre celle qui a confié lui-même à journal kurde irakien de langue arabe et révélée par une traduction qui n'était sans doute pas attendue. Avec la modestie qui le caractérise, Carlo Sommaruga ne se vante guère de cet épisode et laisse apparaître une sensibilité certaine - nous l'avons pu voir sur ce site -, dès que le sujet est évoqué. Le fait est que, dès qu'il mentionne sa jeunesse dans la presse suisse, ce passage est, pour ainsi dire, soigneusement négligé.

Il faut dire que cette sensibilité est la même chez tous les anciens brigadistes, les révélations quant aux innombrables exactions et autres crimes contre l'humanité du fait du régime sandiniste l'ont depuis longtemps emporté sur le romantisme chantonnant de ces vieux partisans.

Carlo Sommaruga nous dit avoir rejoint les Sandinistes après ses 20 ans, il est né en 1959. En 1978, à 18-19 ans, il s'offre une année sabbatique en Amérique du sud. De 1979 à 1983, de 20 à 24 ans, il poursuit ses études de droit à Genève, mais n'entamera son stage qu'en 1987. En 1984, il a 25 ans et devient secrétaire syndical de la Fédération des syndicats chrétiens de Genève, qui changera son nom, l'année suivante, en Syndicat interprofessionnel de travailleuses et travailleurs (SIT).

Or, Jorge Klappenbach en est l'un des principaux dirigeants, qui occupe aujourd'hui ce même poste de secrétaire syndical. L'implication des syndicats genevois a été, pour ainsi dire, prépondérante dans l'aventure des brigades suisses. Un "groupe romand de préparation des brigades" se mettra en place à Genève à leur instigation.

C'est vraisemblablement dans ce laps de temps, entre 1984 et 1987, que Carlo Sommaruga a dû prendre son service. C'est l'époque où s'organisent les premières brigades du travail dans les campagnes au nord de la Region VI. Kadelbach précise encore que la plupart des séjours ne duraient pas plus de 6 mois (16).

Entre juin 1984 et 1987, les Suisses participeront à la construction de quatre asientamentos - sur le modèle des villages de regroupement fortifiés que l'on a pu rencontrer durant la guerre du Vietnam -, en zone montagneuse, le long de la route qui mène à la côte atlantique avec, pour but évident, de protéger cette route et de conserver l'accès au pays Miskito. Kadelbach précise que ces structures ont vocation de quadriller, défendre et surveiller les zones les plus isolées (10).

Après l'asentamiento de Yale, aux environs de La Dalia, une commune du département de Matagualpa, Yvan Leyvraz poursuit son effort de fortification de la route nord qui va de Matagalpa à l'Atlantique. Page 105, Kadelbach écrit:

"A la mi-décembre [1984, ndrl], les derniers brigadistes suisses quittent le chantier et retournent en Suisse pour préparer la deuxième brigade et informer les milieux ouvriers sur le projet et sa continuation."

La deuxième brigade s'occupera de la construction d'une deuxième installation à El Carmen, petite localité plus au nord, à 70 km de Matagualpa.

En page 106, Kadelbach publie une photo des travaux à El Carmen d'un certain Olivier Berthoud, enseignant genevois, qui y a coordonné le programme de l'OSEO, principal pourvoyeur de fonds de ce projet. Il dit avoir partagé là-bas, "avec tant de gens dans le Nicaragua des années 1980 l'espoir d'un monde meilleur."

Mais l'OSEO n'est pas seule dans l'affaire, la Fédération genevoise de coopération finance aussi le projet de Leyvraz, or, le SIT est membre de ladite fédération. Par conséquent, de même que l'OSEO dépêche un représentant sur place, il paraît tout à fait vraisemblable qu'après le retour de Jorge Klappenbach du premier projet, le SIT ait envoyé son secrétaire syndical à El Carmen, à savoir Carlo Sommaruga.

Le nom de Berthoud ne nous ait pas inconnu, Olivia Heussler le mentionne dans ses mémoires (17), à l'occasion de la publication, en avril 1986, d'un roman photo à destination des paysannes nicaraguayennes financé par l'OSEO. Il n'est pas impossible qu'elle l'ait rencontré peu avant, lors de son passage dans la Region VI, entre février et avril 1985, là où se trouvent les Suisses et où elle se dit d'ailleurs de retour "sur le front" (18).

Olivia Heussler semble avoir suivi un mouvement relativement analogue à celui des brigadistes suisses: Alors que la première brigade suisse est rentrée au pays à la mi-décembre 1984 (19), elle dit avoir pris un vol pour la Suisse à la fin de ce même mois (18) et prend sa dernière photo au Nicaragua le 12 décembre 1984. La deuxième brigade arrive au Nicaragua en février 1985 (20). Olivia Heussler reprend sa série de photo le 6 février 1985 et prend la direction du nord et de Matagalpa. En toute logique, les brigadistes suisses ont dû atterrir, en février, à l'aéroport de Managua avant d'être envoyés en direction de Matagalpa, puis, plus au nord, sur la route d'El Carmen. Olivia Heussler séjourne du 20 février au 10 mars 1985 à La Pintada, à 4 km de Matagalpa, où elle photographie la récolte du café. Il est plus que vraisemblable que les brigadistes suisses aient effectué une halte à cet endroit, peut-être pour donner une main à la récolte avant de prendre le chemin d'El Carmen (la photo d'Olivier Berthoud est datée de juin). Olivia Heussler se rendra à Yale, dans la région de La Dalia, juste avant El Carmen, en compagnie de politiciens suisses, le 23 avril 1985.

Pour illustrer son propos sur les brigadistes suisses, Thomas Kadelbach, en page 94, publie cette photo (21), datée du 20 février 1985 à La Pintada.

La Pintada 20021985

Apparemment, c'est jour de fête, il était de coutume de réserver un accueil chaleureux aux brigadistes fraîchement arrivés, un éminent représentant de la famille Cardenal - dont tout un pan est passé au régime - Lorenzo (troisième depuis la gauche), cousin d'Ernesto Cardenal, ministre de la culture sandiniste et prêtre catholique (mondialement célèbre pour avoir été l'objet, en 1983, d'une virile admonestation du pape Jean-Paul II sur le tarmac de Managua), accompagne joyeusement les brigadistes sur le chemin de la plantation. A sa gauche, le soldat-paysan qu'Olivia Heussler a photographié toute la journée (ici et ici), lequel n'a toujours pas lâché son arme. A sa droite, la représentante de l'un des bataillons féminins du régime sandiniste, probablement armée elle aussi (remarquer le détail de la bandoulière à sa droite), dont la violence et la réputation de cruauté au combat faisaient l'orgueil de la junte. Dans ses mémoires, Olivia Heussler raconte s'être rendue, en avril 1985, dans l'un de ces régiments féminins à la frontière hondurienne. L'une des femmes lui demande si elle veut prendre une photo d'un Contra mort:

"Elle voulait le déterrer pour moi. "Non merci" ai-je répondu." (18)

Un détail attire l'attention, le titre qu'Olivia Heussler, dans sa précision toute helvétique, a donné à sa photo de cette brigade mixte marchant à la suite de Lorenzo Cardenal: "Internat. Organisationen Armeeangehörige brigaden", soit en français, littéralement: "Organisations internationales [ou internationalistes, ndlr] membres des brigades de l'armée." L'assimilation de ces organisations à l'armée et à ses objectifs était par conséquent plus que vraisemblable, d'où sans doute la présence d'hommes, et de femmes, en uniformes et en armes.

Une chose encore, le village le plus proche sur cette route qui mène à La Pintada est celui de Las Tejas. Las Tejas, la prison des commandos sandinistes, de sinistre mémoire, dénoncée à plusieurs reprises par la Commission inter-américaine des droits de l'homme (ici et ici), où l'on torturait les dissidents à mort pendant que d'autres souriaient à l'objectif et construisaient la paix sur la terre qu'on avait volée à ceux que l'on assassinait à quelques mètres de là. Le droit de l'Etat avant l'Etat de droit.

 

 

 

Notes

(1) Moore, John Norton, The Secret War in Central America, University Publications of America, 1987, p.143 n°94 ; Miranda, Roger, Ratliff, William, The Civil War in Nicaragua, Transaction, 1993, p. 193 ; Insight on the News, 26.07.1999. Autres sources électroniques ici et ici.

(2) Pascal Fontaine, “Nicaragua: The Failure of a Totalitarian Project,” in The Black Book of Communism. Crimes, Terror, Repression, (London: Harvard University Press, 1999), pp. 665-675.

(3) Idem, p. 672 et J. Michael Waller, “Tropical Chekists: The Sandinista Secret Police Legacy in Nicaragua,” Demokratizatsiya: The Journal of Post-Soviet Democratization, (été 2004). Las Tejas où l'on enferma beaucoup de paysans, qualifié de "favorables à l'ennemi", suite aux rafles en zones rurales des années 1984-1986, Courtois Stéphane et al., Le livre noir du communisme : crimes, terreur et répression, Laffont, Paris, 1997, p. 733-734.

(4) Miranda, Roger, Ratliff, William, The Civil War in Nicaragua, Transaction, 1993, p. 253-254.

(5) Kadelbach, Thomas, Les brigadistes suisses au Nicaragua (1982-1990), Aux sources du temps présent 15, 2006.
(6) Idem, p. 89. 
(7) Auquel un film vient d'être consacré.
(8) Kadelbach, Les brigadistes suisses..., p. 74, 182, voir aussi p. 39.
(9) Heussler Olivia, Der Traum von Solentiname = The dream of Solentiname : Nicaragua 1984-2007, Zurich, P. Frey, 2009, p. 256.
(10) Kadelbach, Les brigadistes suisses..., p. 101.
(11) Idem, p. 61.
(12) Idem, p. 111.
(13) Idem, p. 110.
(14) Idem, p. 113.
(15) Idem, p. 40.
(16) Idem, p. 95.
(17) Heussler, Der Traum von Solentiname, p. 261.
(18) Idem, p. 257.
(19) Kadelbach, Les brigadistes suisses..., p. 105.
(20) Idem, p. 95.
(21) Nonobstant le fait qu'Olivia Heussler mentionne surtout des nord-Américains dans sa notice. Idem, p. 94.

6 commentaires

  1. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Le Monsieur en question est abonné aux bonnes causes, aux nobles causes. Voire un communiqué de presse, datant il est vrai de 2007, au nom du CIPRET Vaud. Je cite:
    « Comment réagir en cas d’infiltration de fumée de cigarette dans son logement? Interpellés par un nombre croissant de locataires incommodés et soumis à la fumée passive de leurs voisins… »
    Est-ils besoin d’en dire plus?
    De la part d’un homme qui, en ce qui concerne les risques de récidives des pédophiles, dit qu’il ne faut pas faire du risque zéro une obsession, n’est-ce pas un symptôme de schizophrénie de type paranoïde! D’un égo infatué? Les deux? Que ne s’insurge-t-il pas contre la somarugaphobie! Dont je refuse de guérir. Au risque de soma(rugat)iser? Ceci dit je remercie l’auteur pour son remarquable travail!

  2. Posté par Caïus Maximus le

    Merci pour cet article complet sur M. Sommaruga, le défenseur des droits des pédophiles condamnés à pouvoir retravailler avec des enfants.

  3. Posté par Géraline le

    Ce qui m’inquiète le plus, c’est que nos quotidiens papiers, le Matin, 20 minutes, le Temps, L’Hebdo (rien que d’écrire hebdo me donne envie de vomir) et notre radio régionale ainsi que notre TV Genevoise/romande, la RTS le soutiennent et lui font ou lui laisse faire de la pub. Sans ça, il ne resterait qu’un simple élu insignifiant. Ces médias-là, sont la vraie menace.

  4. Posté par Jean-Baptiste Aegerter le

    Ah ouais quand même…

  5. Posté par Gaétan Porcellana le

    Un excellent article, agréable à lire et très digeste malgré sa longueur. Il permet de découvrir une autre facette du sieur Sommaruga tout en révisant ses bases sur la dictature sandiniste.

    Un vrai plaisir à lire.

    [La Rédaction: … on passe son temps à nous dire qu’on ne fait pas d’articles de fond.]

  6. Posté par Stanislav Novak le

    la rhétorique de Sommaruga s’inspire de toute évidence de celle des pires communistes, donc sans crédibilité aucune…et…comment est-il possible qu’une telle créature invertébré, reste au gouvernement?

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