L’essentialisation, ma solitude et les femmes

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Je souffre de solitude, alors il m’arrive de prendre le tram. Je vois des rues défiler. Parfois, je vais jusqu’à Moillesullaz. Le tram fait un petit tour et revient en ville. Ça me distrait. Je regarde aussi les voyageurs. Hier, une jolie femme admirait son reflet dans une vitre. Elle ne regardait pas les rues et les passants comme moi. Elle se regardait elle-même. Un gros nuages gris passa sur nous et mit ce reflet en évidence. Elle se mit à exister davantage dans son reflet que dans sa chair.

J’ai oublié de dire que, souffrant de solitude, j’ai acheté un chien. Il est beau. Les gens s’arrêtent pour le caresser ou lui parler. Il m’accompagnait dans le tram. Un voyageur s’approcha de moi au moment où la belle femme s’était mise à exister davantage dans son reflet que dans sa chair. Mon chien, lui, n’avait rien vu. Le voyageur me demanda de quelle marque il était. Je ne compris pas et lui demandai de répéter. Il répéta : « Quelle est la marque de votre chien ? » Je traduisis. « Vous voulez dire : de quelle race est mon chien ? » Anxieusement, il se pencha vers moi pour me dire d’être plus discret. Je lui demandai ce qu’il voulait dire. Il m’expliqua, toujours dans le creux de l’oreille, que je venais de prononcer un mot dangereux. La lumière se fit en moi. Je venais de me souvenir qu’il ne faut pas dire « race ». Je jetai un rapide coup d’œil autour de moi pour m’assurer que personne ne nous avait entendus. La jolie femme n’avait pas bougé, même pas son reflet. Mon chien se mit à gronder. Allait-il me poursuivre en justice pour infraction aux droits des animaux?

En rentrant chez moi je croise mon concierge et lui dis sans y penser que les gens sont bizarres. Il me réplique, presque en aboyant : « Et pour vous, c’est quoi les gens ? » J’ai eu peur que mon chien ne se mît à aboyer lui aussi. Mais non, le concierge lui avait fait peur et il regardait au loin, les oreilles couchées, la queue entre les jambes. J’expliquai calmement, au concierge donc, pas à mon chien, que les gens sont bizarres parce que, selon eux, on n’a plus le droit de parler des races de chien. Mon explication le fit aboyer encore plus. « Évidemment, me dit- il, vous désignez quoi quand vous parlez de race, hein ? Des caniches ou des pitbulls ? »  Il rajouta encore, comme pour me faire honte.  « C’est comme avec les gens. Ça veut dire quoi « les gens » ? Des Noirs, des Blancs, des Jaunes ? » J’allais presque lui dire qu’il s’agissait de race et «oups», je me suis souvenu à temps. Il faut dire que mon concierge lit des livres de philosophie et que ça me fait peur. C’est pour ça que je me suis souvenu à temps.

Je suis rentré dans mon petit studio et j’ai tenté de faire le point. Quels mots pouvais-je encore utiliser ? Je me suis rendu compte, effaré, que tous les mots renvoient à des généralités, à des races, à des femmes. Même parler de caniches ne renvoie pas à « un » caniche. Y a-t-il des mots, me suis-je demandé, qui renvoient à quelque chose de précis ? Eh bien non, ai-je dû conclure en pensant à un ami philosophe qui m’a parlé d’essentialisation et qui, depuis, s’est arrêté de parler. Pas comme mon concierge. Sans mots, que vais-je devenir ? Quand on est seul, les mots, c’est presque tout ce qui reste, non ? J’aime les femmes,  même dans leurs reflets. Eh bien, me suis-je dit, je ne pourrai plus leur parler. Quelle horreur, reste-t-il encore des femmes derrière les mots?

Ah, suis-je bête ! Bien sûr qu’il reste des femmes derrière le mot de femme ! J’ai donc j’ai pris la ferme décision de ne plus parler, pour aller directement vers les choses, enfin ... les femmes. Mon chien sera jaloux, mais tant pis.  Elles savent nous consoler dans notre solitude. Elles y sont prêtes d’ailleurs. Il suffit d’aller sur Internet pour en trouver des milliers toute prêtes à nous ... parler. Ouh la, la ! Non, je ne vais pas leur parler. Ce sera un contact silencieux. Je vais sortir de ma solitude dans le silence. Ce sera davantage... comment dire ... charnel. C’est le mot !

 Jan Marejko, 19 avril 2014

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