Que faire dans une société sans père?

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Dans dernier livre, Les couleurs de l'inceste,[i]  Jean-Pierre Lebrun rappelle que nous ne devenons pas humains naturellement, comme une graine devient une plante avec de l'eau et du soleil ou comme un chiot devient un chien en tétant sa mère. Le petit d'homme aura beau téter sa mère, cela ne le fera pas devenir un être humain. Tout se passe comme chez l'enfant-loup ! Immergé dans la nature, celui-ci ne devient jamais humain, parce qu'il n'accède jamais au langage. A rester seulement auprès de leur maman, nos enfants, eux non plus, n'accéderaient  jamais au langage et resteraient infrahumains. L’image vient à l’esprit d’un petit kangourou qui resterait dans sa poche marsupiale sans arriver à en sortir.

 

Pour l'homme, hélas, il ne suffit pas de sortir du ventre maternel. C'est beaucoup plus compliqué. Il doit non seulement cesser de téter, mais aussi se mettre à parler en se situant dans une culture et en trouvant sa place dans une communauté. C'est alors seulement qu'il devient pleinement humain. Ce n’est pas la nature qui nous permet de devenir des femmes et des hommes, mais une culture enracinée dans l'histoire d'un groupe humain. Il n'y a rien d'automatique dans notre humanisation, comme le rappelle Jean-Pierre Lebrun en citant George Orwell pour qui l'important n'était pas de vivre mais de rester humain.

 

Nous sommes encore si profondément immergés dans le paradigme rousseauiste que nous restons d'abord incrédules devant l'idée que notre humanisation ne se produit pas automatiquement ou naturellement. L'homme ne naît-il pas libre, ne naît-il pas homme ? En soutenant qu'un bébé ne devient pas nécessairement humain, ne proférons-nous pas une abomination ? Dans notre esprit, nos chers petits vont devenir de magnifiques spécimens dans le grand haras du vivre-ensemble bordé par les droits de l'homme. Vraiment ? Hitler, Staline ou Pol Pot étaient aussi de charmants bébés. Comment se fait-il qu’ils soient devenus des monstres ? Y a-t-il, comme disait Léon Poliakov, une « causalité diabolique » produisant ces monstres ?

 

Jean-Pierre Lebrun est psychanalyste et les « monstres », il connaît. Il nous parle, entre autres, de Richard Durn. Celui-ci,  le 26 mars 2002, tue huit personnes dans un conseil municipal (un massacre semblable s’est produit en Suisse, dans le parlement de Zoug, en 2001). Arrêté par la police, il se suicide en se jetant par une fenêtre. Sa mère a veillé à « effacer le père de la tête de son fils ». Lui, le fils, a écrit à sa mère « qu’il y a longtemps qu’il devrait être mort ». Raison pour laquelle, « il doit tuer des gens ». Ainsi aura-t-il enfin le sentiment « d’être quelqu’un ». Jusqu’à sa tuerie, il n’a jamais senti qu’il existait, parce qu’il vivait dans un monde où il n’y avait personne et que donc, lui-même, n’avait plus de substance. Spectre parmi des spectres, comme ceux de l'écrivain Lovecraft, il cherchait une porte de sortie hors de son désert intérieur. Exemple de ce qui peut se passer lorsque la relation à un autre, l’altérité, ne sont plus là.

 

La présence d'un père auprès de l'enfant est ce qui, avant la modernité, permettait d'accéder au verbe. Grâce au père, l'enfant parvenait à s'arracher à sa mère, à accepter d'en être séparé, à devenir capable de lancer le fil de sa parole au-dessus la béance créée par la distance désormais infranchissable le séparant du lieu de sa jouissance... la mère. L’inceste n’est pas nécessairement un acte sexuel entre un parent et un enfant car, comme Lacan l'a souligné,  c’est aussi ce qui se passe lorsque cette séparation d’avec la jouissance n’est pas assumée. Alexandre Mitscherlich disait en 1963 que nous vivons dans une société sans père où nous sommes quotidiennement invités à jouir et à jouir encore, du temps présent, des vacances ou des voitures. Dès lors, les enfants ont toutes les peines du monde à lancer une ancre en direction d’un père ou d’un « autre » qui leur permettrait de ne plus être esclaves de leur désir de jouissance. Ce n’est pas que leur mère veuille les maintenir en esclavage. C’est seulement qu’elles ne peuvent plus désigner quelqu’un qui, hors d’elles, permettrait à la fille ou au fils de se « déprendre du maternel » comme dit Jean-Pierre Lebrun. Il n’est donc pas question d’accuser les mères, mais de signaler qu’en l’absence de père et dans un contexte où il s’agit de jouir par la consommation, l’humanisation de l’homme est devenue problématique.

 

Dans nos villes, divers espaces sont désignés comme des lieux de vie : les préaux des écoles, les parcs publics, les centres commerciaux. Le premier commandement de la modernité est qu’il faut vivre, jouir et jouir encore. Notre existence ne semble plus avoir de sens que par une tension vers cette jouissance,  d'où les bitures du samedi soir. A quoi bon travailler toute la semaine, si ce n'est pour jouir à la fin ? Le problème est qu’ainsi, on jouit mal, voire pas du tout. La jouissance du samedi soir n'est jamais au rendez-vous dans une société sans père. Nos lieux de vie où nous est promise la jouissance sont des lieux de mort. Alors, que faire ?

 

Jean-Pierre Lebrun ne nous propose pas une thérapie miracle. Exiger une telle thérapie reviendrait d’ailleurs à s’enfoncer encore plus dans le maternel, parce qu’on voudrait trouver un raccourci pour s’épargner le passage par la séparation d'avec la mère, la "schize" comme dirait un Grec ancien. Les rites d'initiation dans les sociétés primitives constituaient un tel passage. Ils étaient comme un portail que l'enfant devait franchir pour devenir pleinement humain. Il n'y a donc pas que les pères qui permettent l'humanisation, mais aussi des rites ou des rituels. Bonne nouvelle pour une société où il n'y a plus de pères, comme la nôtre. Malheureusement, il n'y a plus de rites non plus. Quel remède ?

 

Pour Jean-Pierre Lebrun, un retour au patriarcat pour restaurer les conditions d'une humanisation des nouvelles générations, est inconcevable. Dans ce que Tocqueville appelait le déluge démocratique, inutile de construire des digues ! Mais rien ne nous empêche de réfléchir à ce qui permettrait à une nouvelle génération de s'humaniser. Ainsi pouvons-nous être fidèles à cette injonction de George Orwell qui nous demande de rester humains plutôt que de vouloir vivre. A vouloir vivre, seulement, on ne songe qu'à devenir une belle plante ou un bel animal. Ça ne suffit pas.

Jan Marejko, 15 avril 2014

[i] Jean-Pierre Lebrun, Les couleurs de l’inceste : se déprendre du maternel. Paris : Denoël, 2013.

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