Apollon, Les turbonaïades et l’égalité

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Tout ça parce que je suis allé à la piscine. Je n’irai plus.

Aujourd'hui, je vais aller à la piscine. Difficile d'aller à la piscine. En fait, je n'aime pas aller à la piscine et je ne sais pas trop bien pourquoi j'y vais. Ah oui, il faut se maintenir en forme. A la télévision, j’ai vu un médecin nous suppliant de bouger, bouger et encore bouger. Alors je bouge, mais seulement dans l'eau.

 

Dès l'entrée je vois des gens qui ont l'air eux aussi mécontents d'aller à la piscine. Mine sombre, visage fermé, agressif parfois. Peut-être que, comme moi, ils se demandent pourquoi ils vont à la piscine. Seuls les enfants se réjouissent. Avec les adolescents, c'est déjà plus compliqué. Ils louchent en direction de l'autre ou du même sexe. La puberté les travaille. Mais les uns et les autres crient très fort. C'est la première raison de mon mécontentement, je n'aime pas les cris. Peut-être parce que je ne perçois pas en eux un pur bonheur. Mais comme je n'ai jamais perçu un pur bonheur...

 

La piscine, c'est l'égalité. On ne peut pas y cacher son corps. Tout le monde y est sur le même pied. Au début, j'étais un peu gêné. Je ne suis pas un Apollon et tout de suite, j'en ai vu un. Je me suis senti moins que rien. Je ne faisais pas le poids à côté de lui qui avait ces muscles doux et puissants que donne la nage.

 

Une fois dans l'eau et avec mes lunettes de plongée, j'ai vu d'autres corps, surtout des corps de jeunes femmes qui avançaient si vite dans l'eau à côté de moi que je crus avoir affaire à des turbonaïades. De nouveau, je ne faisais pas le poids avec mon style canard.

 

Heureusement, je suis vite sorti de l'eau et là, j'ai été confronté à de vrais canards, de gros canards. Des hommes et des femmes obèses se dandinaient autour du bassin avant de s'effondrer dans l'eau avec un gros "splash". Je me suis senti mieux. Moi, me disais-je, je ne suis pas obèse. Et je jouissais de ma supériorité sur les obèses. Ça me faisait du bien après m'être senti tellement inférieur à l'Apollon et aux turbonaïades.

 

A la fin, j'ai pris une douche et, dans la douche, j'ai malheureusement commencé à penser. C'est pas bien, me disais-je, de me sentir supérieur aux autres. J'essayais de me rassurer sur mon compte en me disant que je m'étais senti inférieur à Apollon. Supérieur, puis inférieur, ça allait. Il y avait un équilibre, mais il était précaire, et j'avais le vertige, car c'est tout de même très mal de voir des inférieurs et des supérieurs parmi ses semblables. Ne sommes-nous pas supposés ne voir que des égaux ? Voir des inégalités parmi nos semblables, c'est antirépublicain ou antidémocratique. Au fait, c'est quoi la différence entre république et démocratie ? J'irai dans Wikipedia pour voir, même si c'est aussi difficile que d'aller à la piscine.

 

En sortant, j'étais dans un triste état. Je me blâmais de voir une hiérarchie entre naïades et canards, entre apollons et pansus, bref d'être sensible à des inégalités naturelles. N'était-ce pas grave d'être aussi incorrect ? Pour un peu, je me serais giflé. Le pire était qu'avec les terribles pensées qui m'étaient venues sous la douche, j'avais chuté. Je me sentais rampant misérablement loin des vertueuses cohortes républicaines en marche vers le bien. Tout ça parce que je suis allé à la piscine. Je n'irai plus.

Jan Marejko, 14 janvier 2014

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