Tous géniaux grâce à internet?

Stevan Miljevic
Enseignant

Il faut le reconnaître, notre génération est une génération imbue d’elle-même. Je n’ai pas connaissance, dans l’histoire de l’humanité, d’une période durant laquelle le dénigrement du passé a été aussi virulent.

 

On parle d’ "école de grand-papa", d’ "armée de grand-papa" et j’en passe pour signifier notre désaccord vis-à-vis de pratiques considérées comme vieillotes. Grand-papa était bien gentil, mais il n’avait pas inventé l’eau chaude en somme. On pense tout savoir, avoir tout inventé et que les multiples générations qui nous ont précédées étaient des abrutis finis. Enfin, on ne le dit pas tel quel, mais c’est ce que le discours ambiant progressiste sous-entend. Penser de la sorte, c’est oublier que grand-papa et tous ceux qui l’ont précédé avaient également un cerveau. Des moyens techniques certes moins développés, mais une intelligence qui se devait de pallier justement à ce genre de déficiences et donc déployait une certaine ingéniosité.

Les raisons pour lesquelles l’Occidental du 21e siècle se croit si supérieur sont certainement multiples. À vrai dire, je n’ai ni l’intention ni le savoir pour les énumérer toutes dans leur ensemble. Je vais simplement me cantonner à un domaine bien précis: les nouvelles technologies, et plus précisément l’accès à internet. Il ne me paraît en effet pas raisonnable de mettre en doute l’affirmation que l’accès direct à une si grande base de données de savoir contribue à façonner des gens se voyant comme supérieurs.

Pour tout dire, on a à peu près tout vu et tout entendu à ce sujet. Certains se sont gargarisés au point de prédire la disparition du livre, internet possédant des potentialités d’approfondissement largement supérieures. Car après tout, un livre c’est assez linéaire et si un concept vous échappe, vous devrez vous en procurer un autre pour combler ce manque alors qu’avec internet, un simple clic et hop, on y est! Et de quelle façon, puisque le web se veut le détenteur d’un savoir exprimé non seulement sous la forme de caractères écrits, mais également en formats audiovisuels! Internet c’est la radio, la TV et le livre qui fusionnent et qui se rangent sagement dans un petit boîtier type I-phone ou ordinateur portable. La panacée absolue quoi!

Pourtant, à bien y regarder, une fois passée l’euphorie et commencées les études sérieuses, internet n’est peut-être pas si formidable qu’il n’y paraît. Certains oiseaux de mauvais augure ont pu constater qu’internet avait plutôt tendance à nous rendre un peu idiots. Des dizaines d’études de psychologues et autres neurobiologistes arrivent à la conclusion que lorsque nous nous connections en ligne, nous entrons dans un environnement qui favorise la lecture en diagonale, la pensée hâtive et distraite et l’apprentissage superficiel!(1)

Pour comprendre ce phénomène qui semble invraisemblable, il nous faut déplacer un tout petit peu les questions usuelles que nous nous posons. Dans le cas qui nous intéresse, le problème ne consiste pas dans les ressources mises à disposition par internet. Si cet aspect peut déjà poser question de manière pertinente, ce n’est pas sous cet angle que je veux le traiter. Non, ce qui pose question c’est le média lui-même! L’idée qu’un média est neutre en lui-même et que c’est son utilisation qui importe n’est qu’une idée reçue sans réel fondement. Les études se multiplient pour montrer que la télé, outre les bêtises qu’elle débite à la vitesse grand V, n’est pas bonne pour notre développement mental et ce même si vous passez votre vie devant ARTE ou Planète. Et bien, avec internet c’est pareil! Vous allez vite comprendre pourquoi.

Le véritable geek qui passe son temps devant son ordinateur est stimulé par le média qu’il utilise de multiples façons: il y a tout d’abord le toucher, les doigts qui courent le long du clavier  ou sur la souris. Il y a ensuite l’ouï avec les sonneries de mobiles, tous les signaux audio de l’ordinateur. Quant au visuel, ses yeux captent toute une panoplie de couleurs, de stimulis quelconques (publicités, liens hypertextes, vidéos etc., etc.). En bref, connecté comme il l’est, l’accro du web passe son existence dans un univers chaotique qui ne peut pas aider à concentrer l’attention, mais, au contraire, la disperse.

Sans être aussi accro que ceux-ci, lorsque nous utilisons internet, nous subissons les mêmes affres: le chercheur en neurosciences Torkel Klingberg déclare qu’en tant qu’humains nous désirons toujours plus d’informations et de complexité et que par conséquent, nous recherchons "des situations qui nous demandent d’agir dans plusieurs directions différentes en même temps, ou dans lesquelles nous sommes submergés d’informations."(2)

Outre cet aspect relevant plutôt de nos propres désirs, il faut savoir que lorsque nous lisons un texte en ligne, notre cerveau travaille inconsciemment pour nous aider à prendre un certain nombre de décisions comme celle d’évaluer s’il est pertinent ou non de cliquer sur un des hyperliens du texte, sur les éventuelles publicités présentes et sur l’éventualité d’effectuer de nouveaux choix de navigation, etc. En clair, notre cerveau est largement déconcentré. Or, il faut savoir que notre mémoire de travail, passage obligé de toute connaissance avant d’aller se fixer dans la mémoire à long terme, n’est pas capable de traiter beaucoup de données simultanément. Par conséquent, nous nous retrouvons régulièrement en situation de surcharge cognitive, surcharge qui empêche l’information d’aller se stocker correctement dans la mémoire. Autrement dit, notre compréhension est alors largement superficielle.

En outre, il semble que l’évaluation des liens et la navigation entre eux impliquent des tâches mentalement exigeantes alourdissant largement la charge cognitive supportée par la mémoire de travail des lecteurs. Nicholas Carr cite à ce propos un certain nombre d’études où deux groupes étaient comparés: dans chacune de ces études, un des groupes travaillait avec des documents sous forme papier alors que l’autre se dépatouillait avec des documents électroniques. Le résultat est sans appel et unanime: les groupes usant d’électroniques ont tous, sans exception, manifesté des problèmes de compréhension largement supérieurs à ceux des lecteurs traditionnels. (3) La raison en est simple:  l’attention des lecteurs électroniques se dirige sur le mécanisme et les fonctions de l’hypertexte plutôt que sur la découverte du récit." (4)

Ainsi donc la lecture en ligne est plus ardue. Mais plus encore, Nicholas Carr cite une autre expérience menée par le chercheur Steven Rockwell en 2007: deux groupes sont à nouveau comparés. Le premier regarde une présentation sur le Mali projetée par ordinateur et ne comportant qu’une série de pages de texte alors que le second a droit à une version complétée par un complément audiovisuel. Et bien le second groupe obtient des résultats de compréhension significativement moins élevés que le premier! (5) Ainsi donc, non seulement le support électronique est néfaste à notre compréhension, mais la substitution du texte par de l’audiovisuel accentue encore le problème! Ceci dit, ce point prête, semble-t-il, à discussion puisque certains chercheurs arguent que l’effet combiné de l’audio et du visuel peut aider à une meilleure concentration. Néanmoins, si on se réfère à la violence de la charge portée par le directeur de recherche de l’Inserm Michel Desmurget contre la télévision, il est peu probable que l’audiovisuel puisse trouver une réelle planche de salut! (6)

Comme si cela ne suffisait pas, d’autres chercheurs ont voulu s’assurer de l’apport réel qu’internet pouvait apporter en terme d’informations complémentaires à un texte/une conférence. Des groupes d’étudiants ont donc été formés pour écouter une conférence: l’un de ceux-ci avait accès à internet durant une conférence alors que l’autre n’en disposait pas. À la fin de la conférence, l’historique de navigation du groupe internet a été passé au peigne fin. Si certains liens menaient effectivement sur des sujets connexes à celui de la conférence, en revanche, nombreux étaient ceux qui donnaient sur des sites n’ayant strictement rien à voir: boîte email, achat en ligne, vidéos, tout était passé! Bien entendu, le niveau de compréhension de ce qui avait été dit était plus faible dans le groupe internet que dans l’autre. Cette expérience fut menée à plusieurs reprises et le résultat fut systématiquement le même. Il faut donc ajouter un nouvel aspect à la liste: internet n’aide pas à approfondir un sujet, mais plutôt à s’en évader! (7)

Pour que le panorama soit complet, il me faut encore vous faire part d’un dernier point: en 2006, une étude a été menée sur le suivi du regard des utilisateurs sur la toile. Ayant équipé 232 personnes d’une caméra suivant les mouvements de leurs yeux, il s’est rendu compte que quasi aucun participant ne lisait de manière méthodique comme s’ils avaient lu un ouvrage papier: ils commençaient par jeter un coup d’oeil sur les deux ou trois premières lignes. Puis leurs yeux se mettaient à ne balayer que la moitié des quelques lignes suivantes. Enfin, dans un troisième temps, ils font descendre leurs yeux sur la partie gauche de la page. (8) Ces résultats ont été corroborés par une étude menée à l’université d’état de Wichita. (9) En somme, au lieu de lire l’intégralité du texte, les utilisateurs du web adoptent une stratégie de lecture en "F" et bâclent totalement leur lecture. Et après on s’étonne du fait que les problèmes de lecture augmentent.

Bref, il faut bien se rendre à l’évidence: contrairement aux idées préconçues, internet est loin d’être la panacée qu’il n’y paraît. Et notre monde loin d’être si brillant que ça. Ceci dit, pas de quoi paniquer, personne n’a jamais interdit quiconque d’imprimer les recherches faites sur internet et de les lire tranquillement sur support papier. Les écolos vont hurler? Tant pis,  nos cerveaux valent bien le sacrifice de deux-trois arbres. Vous aurez de même certainement compris pourquoi aucun lien hypertexte n’a été inséré dans ce billet. Dans la mesure du possible, je tâcherai de continuer de la sorte par la suite.

Pendant ce temps, dans leur tour d’ivoire, de brillants penseurs mettent sur pied des plans d’étude scolaire visant à faire travailler de plus en plus les élèves directement sur internet…

Stevan Miljevic

 

 

Notes de bas de page

1: Nicholas Carr "Internet rend-il bête", Robert Laffont, Paris, 2011, p.168

2: Torkel Klingberg "The owerflowing brain: information overload and the limits of working memory", Oxford University Press, Oxford, 2009, p.166-167

3: Nicholas Carr "Internet rend-il bête", Robert Laffont, Paris, 2011, p.183-185

4: David Miall et Teresa Dobson "Reading hypertext and the experience of literature", journal of digital information, 2, n.1, 13 août 2001

5: Steven Rockwell "The effect of the modality of presentation of streaming multimedia on information acquisition", Média Psychology, 9, 2007, p.179-191

6: Michel Desmurget "TV lobotomie", Max Milo, Paris, 2012

7: Nicholas Carr "Internet rend-il bête", Robert Laffont, Paris, 2011, p.187

8: http://www.nngroup.com/articles/f-shaped-pattern-reading-web-content/

9: Nicholas Carr "Internet rend-il bête", Robert Laffont, Paris, 2011, p.193

3 commentaires

  1. Posté par zardoz le

    C’est curieux, je ne clique jamais sur les liens hypertexte, je trouve l’idée, de « switcher » vers un autre texte pour revenir ensuite au texte initial, épuisante. En 12 ans (bientôt 13) d’internet cela n’a pas changé pour moi, au contraire. Je présume que j’ai toujours eu trop peu d’énergie cérébrale, accompagnée de déficit d’attention pour ce faire.
    En revanche, concernant la lecture en « F », j’ai longtemps connu cela à l’époque où j’ignorais cet outil, alors que depuis que je l’utilise (internet), je ne survole plus, je lis de A à Z..
    Il doit y avoir une histoire de profil, d’attitude, de caractère la dedans.

    Sinon quant à cette histoire de corrélation « internaute »/ »déficit de compréhension », ces études ne nous disent pas si c’est l’usage intensif de l’internet qui rend ses usagers ainsi dans leur fonctionnement où si ce sont des gens qui ont un relativement fort déficit d’attention qui par affinité deviennent des boulimiques de l’internet qui ne ferait dans ce cas que renforcer leurs défauts et non les initier ?

    Bref, en tout cas sur internet, j’aime à pratiquer les jeux cognitifs qui renforcent la mémoire de travail sous toutes ses formes.

    À mon avis dans sa prime jeunesse on devrait également exercer DIRECTEMENT ses facultés : concentration, attention, mémoire à court terme et autres fonctions exécutives…
    Au lieu de simplement devenir forgeron en forgeant. Le résultat serait un apprentissage moins laborieux par la suite, plus fluide, avec moins de carences. Moins d’énergie et de temps passé à absorber, assimilé et intégrer une quantité égale d’information. Et bien sûr, une meilleur capacité de lecture.

    La différence sera faite entre réciter et relire 50 fois un long texte pour le connaitre et le comprendre par coeur et le faire seulement 5 ou 10 fois et ce sans astuces mnémotechniques.

  2. Posté par Geek cheminant sur internet le

    Voilà une réflexion interessante

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