« La Combustion humaine » de Quentin Mouron

Francis Richard
Resp. Ressources humaines

« En Suisse romande, être un « éditeur reconnu » signifie que l’on est passé par tous les degrés de l’humiliation – allant de l’indifférence aux plus sales avanies. »

 

 

En moins de deux ans, Quentin Mouron en est à son troisième roman publié. Chez le même éditeur.

 

Cette entrée en fanfare en littérature lui a permis de faire la connaissance du milieu, le milieu littéraire de la Suisse romande, ce petit monde composé de critiques, d'éditeurs, de libraires, de fonctionnaires de la culture, et accessoirement... d'auteurs.

 

Même si ce milieu n'aime pas entendre parler de marché s'agissant de livres, il n'en est pas moins confronté à cette dure réalité: celui de la Suisse romande en est un tout petit. A partir de cinq cents exemplaires vendus il convient, de nos jours, d'y parler de succès éditorial...

 

Jacques Vaillant-Morel est éditeur depuis quinze ans, un statut qui lui a permis d'être quelqu'un, du moins dans le milieu, mais cela n'a pas été facile:

 

"En Suisse romande, être un "éditeur reconnu" signifie que l'on est passé par tous les degrés de l'humiliation - allant de l'indifférence aux plus sales avanies."

 

Car il doit convaincre les journalistes de parler de ses livres et les fonctionnaires de la culture des différents cantons romands de lui accorder prix et subventions, sans lesquelles aucun livre romand ne peut matériellement être édité, et qui sont octroyées non pas à l'écrivain - dont les droits sont modestes -, mais à l'éditeur:

 

"Ces interlocuteurs collent généralement au cliché que l'on en a de l'extérieur: ce sont des auteurs médiocres et ratés, désireux de ne primer que ce qui est mêmement médiocre et raté."

 

Pour la promotion de ses livres, Morel s'est donc mis à Internet:

 

"Il n'aimait pas l'aspect marketing de l'édition, mais signaler une sortie sur Facebook ou son compte Twitter lui semblait largement moins pénible que d'appeler les journalistes."

 

Seulement cela n'a pas été sans conséquences:

 

"C'est à partir de là qu'avaient afflué tous les tarés du web."...

 

Et Mouron par l'entremise de Morel dresse un tableau décapant des réseaux sociaux...

 

La reconnaissance du milieu fait que Morel se doit d'assister à des vernissages, à des premières, à des commémorations - comme celle du tricentenaire de Jean-Jacques Rousseau -, ou qu'il se sent obligé, sans intime conviction, de défendre l'initiative pour le prix unique du livre:

 

"L'initiative avait finalement été refusée par le peuple. Morel n'en avait pas été particulièrement mécontent, quoiqu'il avait affecté une humeur massacrante les jours suivant le scrutin. [...] Dans le milieu aussi, on avait l'air de s'en branler pas mal. Deux mois plus tard, plus personne ne parlait du prix unique du livre."

 

Le milieu n'apparaît pas sous le meilleur jour puisqu'il ne supporte pas le succès d'un auteur et qu'il n'a de cesse de le lui faire payer. Le succès de Jean-Michel Olivier pour L'Amour nègreet, surtout, celui de Joël Dicker pour La vérité sur l'affaire Harry Quebert ont rendu plus d'un éditeur jaloux et déstabilisé plus d'un auteur, journaliste, fonctionnaire ou même libraire:

 

"Pour les milieux étroits et confinés, quels qu'ils soient, la grandeur est toujours source de crainte."

 

Quentin Mouron décrit la fête donnée en l'honneur de Dicker à Genève avec beaucoup de malice et y met même en scène un certain... Quentin Mouron.

 

En fait, en dehors du milieu, Morel n'est rien, il n'est pas considéré, il est inexistant, il est anonyme:

 

"Son rôle, au sein du milieu, lui tenait lieu de vie. Il était double. Il était d'une part Jacques Vaillant-Morel, contribuable et citoyen, achetant ses lasagnes surgelées à la Migros de la Servette; d'autre part, il était Morel l'éditeur, le lettré, celui dont dépendait la fortune de dizaines d'écrivains cherchant à publier un premier manuscrit."

 

Certes Morel tient en peu d'estime les réseaux sociaux et le milieu. Mais la dernière fois qu'il a fait ses courses à la Migros de la Servette il a ressenti qu'il était relégué à l'extrêmité du cercle des usagers de la supérette. Ce qui a provoqué en lui une cassure.

 

Alors que le milieu l'indispose de plus en plus, cette cassure sera-t-elle toutefois suffisante, malgré qu'il en ait, pour le convaincre d'envoyer les douze exemplaires d'un livre à un jury de prix littéraire et de se rendre au vernissage de Clothilde Beausergent ("ce qui se faisait de pire en matière de littérature féministe et lesbienne.")?

 

La réponse est à la fin du livre.

 

Dans ce roman, l'histoire est-elle importante? N'est-ce pas plutôt la description du milieu qui l'est? En effet La Combustion humaine, au titre pastiche de la Comédie éponyme d'un certainBalzac, en livre les secrets de cuisine, dont les effluves ne sont pas toujours bien odorants. Ils sentent même plutôt le roussi. La combustion, sans doute.

 

L'auteur, après cela, devrait être condamné au bûcher:

 

"Le crime pour un auteur est de dire ce qu'il pense. On aime, bien entendu qu'il ait un "style franc", mais on ne lui tolère qu'une franchise de forme, jamais de fond. Le crime de "lèse-milieu" (tout comme celui de "lèse-média") se paie sur plusieurs lustres."

 

Demandons cependant aux juges l'indulgence plénière pour ce jeune criminel, dont le style vigoureux, présent dans ses deux premiers ouvrages, se confirme dans ce troisième.

 

Le blog de Francis Richard

 

La combustion humaine, Quentin Mouron, 120 pages, Olivier Morattel Editeur.

 

Un commentaire

  1. Posté par Françoise Buffat le

    Et bien, j’en pense…les mêmes choses que Quentin Mouron, et pire encore, c’est pourquoi je n’ai jamais osé les écrire. Et ce pourquoi après neuf ouvrages à succès, comme on dit, mon envie d’écriture s’est asséchée. Françoise Buffat

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