La sidérante bigarrure des démocraties modernes

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

Lorsqu’on établit que la souveraineté du peuple est illimitée, on crée et l’on jette au hasard dans la société humaine, un degré de pouvoir trop grand par lui-même, et qui est un mal, en quelques mains qu’on le place.
Benjamin Constant

Pendant deux mille ans, l’Occident s’est méfié de la démocratie comme de la peste. Nul régime ne semblait conduire plus directement à la dictature. Cette méfiance a commencé avec Platon, s’est prolongée avec saint Thomas, a culminé avec Calvin et sa théocratie. Il faut attendre la Révolution française et le coup de pouce de Jean-Jacques Rousseau pour que ce type de régime retrouve la faveur du public et des intellectuels. Aujourd’hui, le chœur des démocrates étouffe toute autre musique.

 

L’itinéraire de Jean Ziegler montre pourquoi nos ancêtres se méfiaient de ce type de gouvernement. Tout en clamant son amour du peuple, ce tribun suisse n’a cessé de se rapprocher de nombreux dictateurs et les a défendus. Non seulement Kadhafi, comme l’a rappelé Pierre Weiss sur ce site, mais aussi  Mengistu Haile Mariam, dictateur d’Ethiopie, Robert Mugabe, dictateur du Zimbabwe, et son ami de toujours, Fidel Castro, dictateur de Cuba. Comme si, en proclamant urbi et orbi la suprématie de la démocratie, on flirtait avec son contraire.

 

C’est inévitable. En appeler à la démocratie dans des pays comptant des millions d’habitants, c’est n’en appeler à rien car le peuple, outre ces millions, ce sont des classes sociales, des partis, des associations, des croyances, des Chrétiens, des Juifs, des Athées, des Musulmans, des Bouddhistes, des ethnies, des hétérosexuels, des homosexuels, des bisexuels et des transsexuels. Ce que Tocqueville appelait encore des corps intermédiaires s’est métamorphosé en une infinie et sidérante bigarrure. Le peuple est une entité si immense, si complexe, que personne ne peut le repérer et que personne ne peut parler en son nom, ni les gouvernants, ni les gouvernés. La conséquence est que n’importe qui peut se réclamer du peuple et se proclamer son porte-parole. Pas de danger puisque, comme Benjamin Constant l’a observé, on ne peut convoquer le peuple pour lui demander si ce que disent ses représentants est correct. Au nom d’un peuple impossible à désigner ou à repérer, on peut dénoncer jusqu’à plus soif la corruption, l’incompétence et tous les maux possibles et imaginables. Là aussi, Jean Ziegler présente une pathologie typique. Dès les années 70, en Suisse, il dénonçait des groupes de pressions économiques qui étouffaient la sacro-sainte volonté populaire. A cette époque, ce n’était pas trop grave. Ce guignol n’empêchait pas la société civile de fonctionner avec ses divers représentants dans les parlements fédéraux, cantonaux et municipaux, dans les partis, les syndicats et associations économiques. De plus, on l’écoutait avec un certain plaisir car, contrairement aux responsables de corps intermédiaires, il parlait fort et simple, au lieu de s’abîmer dans d’ennuyeuses considérations techniques.

 

De telles considérations, en provenance de l’infinie diversité de la société civile, prolifèrent aujourd’hui. Personne ne sait plus qui dit quoi. Le nucléaire, c’est bien, mais c’est aussi mal, la voiture c’est bien mais c’est aussi mal, la laïcité est souhaitable mais pas vraiment, et ainsi de suite. Les opinions se diluent dans le bariolage des sociétés modernes. Comment un gouvernement qui se prétend à l’écoute de tous pourrait-il encore agir ?

 

C’est alors que les démocrates au pouvoir, comme François Hollande entre autres, prétendent être de grands arbitres. Eux-mêmes se taisent pour mieux entendre la voix du peuple. Mais leur bienveillant silence ne peut pas laisser place à la voix du peuple, car celle-ci ne peut pas être dégagée d’une jungle d’opinions. Reste que cette jungle est bien pratique comme prétexte à ne rien faire. Comment pourraient agir un exécutif, un législatif, lorsque tout est dit et, en même temps, son contraire ?

 

Les gouvernements élus ne prennent donc pas position pour mieux laisser un public divisé le faire dans un chaos indescriptible. Quant aux tribuns, ils hurlent pour mieux faire entendre une voix populaire qui n’existe pas. Résultat, personne ne dit plus rien, personne ne prend plus position. A réclamer sans cesse une société multiculturelle, diverse, plurielle, on tue la possibilité de toute politique en général, de la démocratie en particulier. On peut le faire, certes, mais alors, il faut savoir ce qu’on fait. On ne peut réclamer sans cesse plus de diversité ou de pluralisme et, en même temps, se faire l’avocat du gouvernement du peuple par le peuple.

 

Entre des élus qui ne prennent pas position pour mieux entendre un peuple qui n’existe plus parce qu’il s’est dilué dans un infini chatoiement et des tribuns qui prennent position au nom de ce même peuple inexistant, la complémentarité est évidente. Les uns et les autres collaborent dans la mise à mort de toute parole et de toute prise de position publiques. Ils ne le savent pas, mais cela ne change rien.

 

En politique étrangère, on a vu cette mise à mort de la parole et de l’engagement à propos de l’Egypte. La communauté internationale a bien fait des déclarations sur la nécessité de la non-violence ou de quelque processus démocratique, mais c’est comme si elle n’avait rien dit et ne s’était pas engagée. En politique intérieure, le soutien du Conseil fédéral à la reconduction de Jean Ziegler au poste d’expert de la Commission des Nations-Unies pour les droits de l’homme, est un cas de figure. Ce tribun énonce des propositions ahurissantes et chaotiques, mais peu importe, car les autorités suisses n’approuvent ni ne désapprouvent les positions de Jean Ziegler. Normal, elles ont pris l’habitude de ne plus prendre position.

 

La bienveillante et muette retenue de nos gouvernants provoque une gêne : si personne ne gouverne plus, parce que personne ne s’engage plus, n’y a-t-il pas un gouvernement souterrain qui agit dans l’ombre ? Du coup, les élus démocratiques paraissent être des marionnettes. On n’écoute plus leur bavardage car on sent ou croit sentir que, derrière eux, derrière le balcon d’où ils nous parlent,  se tiennent ceux qui tirent les ficelles. Pas étonnant que les élus soient dénoncés comme autant de larbins du FMI, de la Banque centrale européenne, de Washington ou, plus généralement, de la dictature de l’économie sur des peuples qu’elle opprimerait. Et les tribuns populaires autoproclamés se lèvent comme un seul homme pour dénoncer ces larbins.

 

Les vociférations rugissantes ou les propos chaotiques de l’infinie bigarrure démocratique annoncent l’agonie du logos. Sans logos, il n’y a plus de politique, ni à gauche, ni à droite. Et sans politique, le champ est libre pour les… Chacun pourra compléter à sa guise.

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