Comment Le Temps informe sur la sécurité nucléaire

Jean-François Dupont
Ingénieur-physicien EPFL

Dans son édition du 27 juins 2013 Le Temps publie un article intitulé « Le risque présenté par les centrales nucléaires est trop élevé en Suisse ». Il est signé par Dieter Majer, un ancien responsable de la sécurité nucléaire auprès du ministère allemand de l’environnement. L’autorité de sécurité nucléaire est très sévèrement accusée de négliger la sécurité des centrales nucléaires qui seraient donc très dangereuses. Pas moins.

L’auteur recommande à la Suisse de fermer au plus vite ses centrales. En publiant tels quels ces propos accusateurs, sans analyse indépendante et sans donner la parole à l’autorité accusée, le quotidien romand pourtant ambitieux en matière de qualité donne-t-il vraiment l’exemple d’une bonne pratique journalistique ? Ou apporte-t-il simplement une contribution complaisante à une cause qui lui plaît, celle du militantisme antinucléaire?

On le sait, sur n’importe quelle activité un peu controversée, il est toujours possible de faire soit un plaidoyer pour ou un réquisitoire contre. Ce qui est plus difficile, et plus rare, c’est de faire de l’analyse, avec les faits et leurs différentes interprétations possibles. Dieter Majer signe un réquisitoire à charge, pas une analyse. Tout y est : le nucléaire est mauvais en soi, les centrales suisses sont vétustes et les ingénieurs de sécurité ne font pas leur devoir. Exemple : à propos du réacteur de Mühleberg, M. Majer dit :

« …conçu de manière très similaire aux réacteurs accidentés de Fukushima, il présente des insuffisances significatives pour la sécurité »,

sans préciser d’ailleurs lesquelles. Il est vrai que pour argumenter de manière concluante sur une telle interrogation, on ne peut pas rester dans le qualitatif. La sécurité passe par des analyses plutôt complexes avec divers paramètres précis à mesurer : épaisseurs, pressions, températures, résistances, etc.. L’exposé détaillé des éléments chiffrés d’une expertise fiable rendrait n’importe quel article de journal totalement indigeste.

Dans un article précédent, je rappelais qu’il était possible d’être raisonnablement pour ou contre le nucléaire. Qu’il fallait surtout éviter de l’être a priori. Une analyse critique de la sécurité réelle des centrales nucléaires fait clairement partie d’une démarche raisonnable et rationnelle. Cette analyse a été faite à la suite des évènements du Japon par l’Inspectorat fédéral de la sécurité nucléaire (IFSN). Il ne s’agit pas de prendre les rapports publiés par l’IFSN a priori comme de la vérité d’évangile. Mais pourquoi M. Dieter Majer n’y fait aucune allusion ? Il ne les conteste pas, il les ignore. Et pourquoi Le Temps, comme la presse romande, n’en ont-t-ils pratiquement pas parlé ? Le Temps ne semble pas vraiment intéressé à la sécurité des centrales nucléaires. Il n’a jamais fait d’interview ou de reportage avec des experts de sécurité. Par contre il a donné de manière visible la parole à des experts dissidents comme Walter Wildi ou Marcos Buser, opposants déclarés au nucléaire, lorsqu’ils ont démissionné avec fracas de commissions spéciales et consultatives de sécurité en accusant l’Etat et la Nagra de complaisance et de copinage. J’avais dans un autre article évoqué cette tactique consistant à agiter le chiffon rouge du dénigrement et de la stigmatisation des professionnels de la sécurité nucléaire : les médias se précipitent et les informations importantes sur la réalité sont écartées. Les citoyens n’ont pratiquement rien su de l’examen critique de la sécurité des centrales suisses opéré sur environ 18 mois par l’Inspectorat à la suite de Fukushima. Ils n’ont pas su non plus que par la suite les accusations de MM. Wildi et Buser se sont révélées infondées. C’est un effet délétère de la politisation excessive du dossier énergétique. Au départ la question de la sécurité nucléaire est essentielle et nécessiterait donc, en bonne logique, une information de qualité et un débat approfondi et ouvert. Oui, mais tout se passe comme si la seule question importante est de sortir du nucléaire à tout prix. Evidemment, toute analyse solide tendant à montrer que cette sortie ne correspond à aucune exigence de sécurité, celle-ci pouvant être assurée avec des dispositifs fiables de prévention des risques, est dérangeante. Il n’y a pas que Le Temps qui fasse le silence sur les contrôles de sécurité de l’Inspectorat : Doris Leuthard n’en parle pas non plus.

Le Temps collabore pourtant avec d’excellents journalistes scientifiques, comme Etienne Dubuis ou Olivier Dessibourg. Ces journalistes savent régulièrement traiter des sujets difficiles et controversés comme le climat ou les OGM en faisant de l’analyse, en prenant contact avec plusieurs experts et en mettant bien en lumière les différentes faces de toute médaille. Mais sur le nucléaire tout se passe comme si la rédaction ne souhaite pas entrer vraiment en matière sur les questions de sécurité : on ne consulte pas l’IFSN, ni nos EPF dans lesquelles des professeurs enseignent la nucléaire et la sécurité. Les lecteurs du Temps ignorent jusqu’aux noms de ces professeurs. De l’Allemagne, championne du tournant énergétique, on n’apprendra pas non plus qu’elle avait mis au point dans les années 70 un prototype de réacteur à sécurité dite « inhérente », le réacteur appelé AVR, de type haute température refroidi à l’hélium, développé au centre de recherche de Jülich par le prof. Schulten, dont le combustible ne pouvait pas fondre, même en absence de réfrigérant et de convection forcée. Dieter Majer n’évoque donc pas que son pays – très innovant en matière de technologie – est en train de détruire une partie de son propre patrimoine scientifique. Il ne parle pas non plus des conséquences sévères du tournant énergétique qui apparaissent en Allemagne, conséquences financières d’une part et conséquences écologiques aussi liées à une augmentation sensible des émissions de CO2 à cause du recours renforcé au charbon et impact massif sur le territoire par les éoliennes. Dieter Majer ne veut pas la sécurité du nucléaire, il en veut la disparition.

Je recommande au lecteur intéressé par la sécurité nucléaire de donner un coup d’œil au site Internet de l’IFSN. On y trouve quantité d’informations sur la manière dont nos centrales ont été auscultées par les experts et ce qu’ils ont constaté. Je pense que Hans Wanner, directeur de l’IFSN fait un travail remarquable au service de la sécurité des habitants de ce pays. C’est un haut fonctionnaire exemplaire. On y trouve aussi des pages de débats qui montrent que l’inspectorat est sensible aux questions et aux craintes des citoyens et qu’il écoute les voix interrogatives et critiques. On y trouvera même un dossier sur Lucens qui montre le rôle non négligeable joué par cette centrale expérimentale ayant injecté le premier kWh nucléaire dans le réseau : elle a permis de préparer une profession nouvelle à l’origine du parc suisse et de son niveau de performance et de sécurité. L’accident de Lucens était un des tous premiers accidents de centrale nucléaire. Cet accident n’a pas fait de victimes parce que la volonté de disposer de mesures de sécurité élevées était déjà à l’œuvre au moment de la conception et s’est révélé utile et efficace. Il a aussi certainement contribué à convaincre les autorités que la sécurité ne souffre aucun compromis : leur niveau d’exigence sans faille est certainement une retombée de l’expérience de Lucens. Tout au plus, les téléspectateurs de la RTS ont-ils pu apprendre par un documentaire diffusé le 23.03.2013 de la série « Histoire vivante » dont le titre était « Tous aux abris », qui relatait le développement du nucléaire en Suisse, que Lucens n’était qu’un échec.

Au-delà de l’aspect strictement nucléaire des déclarations de Dieter Majer, il y a enfin un aspect diplomatique. Cet ancien haut fonctionnaire représentant d’un pays ami attaque gravement les institutions suisses. Il sera intéressant d’observer si la Berne fédérale - qui est avertie - va réagir, et comment. La Suisse n’est pas seule à être visée : en cherchant sur Internet, M. Majer s’est principalement distingué par des déclarations très polémiques à l’égard de la France (en relation avec la centrale de Cattenom, dont cette petite phrase explicite : « …un exemple de plus, qui montre à quel point EDF trompe le public », source) et la Belgique (en relation avec les centrales de Doel et de Tihange). Il aime donner des leçons aux autres pays. Ironie de l’actualité : on apprend que l’Allemagne bloque un accord de l’UE pour diminuer les émissions de CO2 des voitures. Pas de leçon d’écologie pour BMW et Mercedes.
Dieter Majer a une phrase terrible pour le sérieux de la Suisse:

« … durant les nombreuses années où j’ai pu observer l’activité de l’autorité suisse de surveillance du nucléaire, je n’ai pas toujours compris l’évaluation des risques pratiquée par les Suisses. »

Le plus terrible semble que Dieter Majer n’a effectivement pas bien compris.

Jean-François Dupont

2 commentaires

  1. Posté par Christophe de Reyff le

    Nos centrales nucléaires : un risque si élevé que ça ?
    Autant dire que les Allemands, pour une raison que M. Dieter Majer ne donne pas, seraient plus clairvoyants que nous en matière de sécurité.
    Dans le « Rapport de Surveillance 2012 sur la sécurité nucléaire dans les installations nucléaires en Suisse » que l’IFSN vient de publier le 19 juin, on lit ceci sous la plume de son directeur, M. Hans Wanner :
    « En Suisse, les centrales nucléaires répondent aux impératifs de sécurité tels qu’ils sont fixés dans les lois et les ordonnances de notre pays, et disposent par ailleurs des marges de sécurité supplémentaires exigées par l’autorité de surveillance. Du point de vue de la sécurité, rien ne s’oppose donc à la poursuite de l’exploitation des centrales nucléaires en Suisse. … Le test de résistance de l’UE confirme les résultats des importants contrôles de sécurité que les centrales ont dû réaliser. … Malgré leur âge, les installations suisses sont en bon état, en comparaison internationale aussi. … Du point de vue actuel de la sécurité, elles peuvent assumer le rôle que la stratégie énergétique leur a assigné. »
    Qu’on se le dise !

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