Les OGM et la montée du dénisme antiscience

Alexandre Mauron
Professeur Université de Genève, Directeur Institut d'éthique biomédicale

Les anti-OGM rejoignent une opinion publique massivement hostile aux OGM, hostilité aisément compréhensible après une génération de matraquage idéologique anti-OGM. Le label « sans OGM » est aujourd’hui une composante du propre-en-ordre helvétique[1]. Quelles leçons générales tirer de cette décision ?

Tout récemment, le Conseil fédéral a annoncé sa volonté de remplacer le moratoire sur la culture de plantes génétiquement modifiées (OGM) par un régime d’autorisation et de réglementation et cela dès 2017. Cette démarche a suscité les hauts cris des milieux écologistes ainsi que la réprobation des représentants de l’agriculture. Certes les arguments n’était pas les mêmes : mise en danger de la nature et des citoyens et capitulation devant les lobbies industriels chez les uns ; considérations plus prosaïquement commerciales chez les autres.  Mais ils rejoignaient tous deux une opinion publique massivement hostile aux OGM, hostilité aisément compréhensible après une génération de matraquage idéologique anti-OGM. Le label « sans OGM » est aujourd’hui une composante du propre-en-ordre helvétique[1]. Quelles leçons générales tirer de cette décision ?

Notons d’abord que le gouvernent ne pouvait pas décider autrement qu’il ne l’a fait sans se déjuger et insulter la communauté scientifique à laquelle il avait explicitement fait appel. Le moratoire avait pour légitimation l’investigation des risques pour la santé et l’environnement. Le Programme national de recherche PNR 59 avait mandat de mener des recherches sur les risques des plantes génétiquement modifiées et cela sur la base d’une définition très large des risques. Les résultats publiés, y compris une revue de nombreuses études faites sous d’autres cieux, étaient « malheureusement » sans appel. Pas de risques significatifs pour la santé et l’environnement, voire même quelques conséquences peut-être positives[2]. Pourquoi « malheureusement » ? Parce que dans les démocraties d’opinion, le pouvoir n’apprécie pas l’inconfort d’avoir à légiférer en fonction de données issues d’experts (toujours élitistes ou vendus) qui contredisent la vox populi (toujours sage et de bon sens).

La controverse sur les OGM relève d’un phénomène social plus général que les anglo-saxons appellent denialism, terme que l’on peut traduire par le néologisme dénisme[3]. En voici les traits principaux. Il y a d’abord la théâtralisation de certaines controverses selon un schéma classique. Acte 1 : Des chercheurs coutumiers des controverses jettent le doute sur un fait largement reconnu par la communauté scientifique concernée (par exemple le faible risque pour la santé de la technologie OGM) en invoquant des arguments fragiles ou des études méthodologiquement douteuses. Acte 2 : Des instances scientifiques reconnues décortiquent les arguments et critiquent les études. Acte 3 : Les chercheurs ainsi retoqués se posent en minorité opprimée, victime de l’establishment scientifique à qui ils imputent un conformisme coupable ou des motivations bassement matérielles. Seconde caractéristique du dénisme, lorsqu’il attaque un corpus de connaissances largement étayées, il ne lui oppose pas directement des considérations idéologiques mais il préfère singer la démarche scientifique. À des données scientifiques établies aussi bien qu’elles peuvent l’être, c’est-à-dire avec des zones d’incertitude ou de controverses résiduelles, il oppose une rhétorique hypercritique pour laquelle les preuves ne sont jamais suffisantes et les critères de la certitude toujours hors de portée, du moins pour les résultats scientifiques qui déplaisent au déniste. Ce scepticisme sélectif est présenté comme la marque du « véritable » esprit scientifique, ce qui relève d’un malentendu fondamental. Car comme le notait le sociologue Robert Merton au milieu du siècle dernier, le scepticisme scientifique est un scepticisme organisé, impliquant certes l’examen critique des arguments et des données, mais orienté vers la construction de proche en proche d’un corpus de connaissances de plus en plus solide. Ni le scepticisme radical, ni le relativisme naïf ne sont des attitudes scientifiques.

Cette attitude mimétique vis-à-vis de la science est un trait distinctif du dénisme moderne, en quoi il diffère d’attitudes antiscience plus anciennes. On peut s’en convaincre en considérant celui des dénismes contemporains qui a les racines historiques les plus profondes. Il s’agit du créationnisme, à savoir la négation de l’évolution biologique par variation aléatoire et sélection naturelle. Du vivant de Darwin, beaucoup d’adversaires de la théorie de l’évolution assumaient ouvertement le fondement religieux de leur opposition, qui relevait soit d’une croyance littérale au récit biblique de la Création, soit d’une théologie naturelle qui voyait partout la main de la Providence dans l’organisation des êtres vivants. Or dans les années 1960, on observa un tournant idéologique majeur chez ces mouvements. Des créationnistes américains inaugurèrent la « creation science », plus récemment relayée par la théorie du « dessein intelligent », ces pseudosciences étant censées donner la réplique à la science officielle « matérialiste ». C’est sur cette base qu’ils ont revendiqué une voix au chapitre dans l’enseignement de la biologie dans plusieurs Etats américains (sans succès à ce jour, mais les tentatives continuent et le créationnisme a désormais une diffusion mondiale, en particulier en Europe et au Moyen-Orient).

Le dénisme a un rapport purement instrumental à la science, dont il travestit les exigences méthodologiques en en faisant une source de gadgets rhétoriques au service de ce qui lui importe vraiment : des convictions idéologiques. Mais celle-ci peuvent être très disparates. Si elles sont politiques - ce n’est pas toujours le cas – elles peuvent relever de n’importe quel secteur de l’axe gauche-droite. Les données scientifiques que le dénisme rejette peuvent être par exemple l’innocuité de la technologie OGM au motif que cela contredit une vision du monde diabolisant des interventions techniques dans l’ordre naturel  perçues comme transgressives. A l’inverse, elles peuvent consister en un déni de risques sanitaires ou écologiques avérés et on pense par exemple au scepticisme radical à l’endroit du réchauffement climatique anthropogénique ou au doute longtemps et sciemment entretenu sur la nocivité de la fumée passive[4]. La motivation sous-jacente tient évidemment à des intérêts économiques mais ce serait une erreur de croire que l’argent explique tout. La ferveur quasi-religieuse avec laquelle certains divinisent le marché et le libéralisme intégral mobilise probablement les mêmes ressorts émotionnels que l’idolâtrie de la nature innocente livrée aux malfaisances technoscientifiques chez les écolos radicaux. En définitive, ce que ces usages pathologiques du discours scientifique ont en commun, c’est une alliance paradoxale de dogmatisme et de relativisme qu’on pourrait appeler le syllogisme déniste :

(1)   La science officielle affirme un certain ensemble de faits et d’explications, appelons-le E.

(2)   Si E est vrai, cela dérange mes intérêts, mes convictions, ou l’ordre naturel/social tel que je le conçois.

(3)   Donc E est faux.

C’est cette auto-intoxication idéologique qui est au cœur du dénisme et que la science, la vraie, ne saurait accepter.



[1] A. Mauron : « Village sans OGM et sans minarets » Revue médicale suisse 27.1.2010.

[2] Résumé des résultats : http://www.nfp59.ch/f_resultate.cfm?kat=32).

[3]denial = déni, d’où  denialism = dénisme.

[4] L’auteur de ces lignes a présidé une commission d’enquête sur un cas de dénisme impliquant l’industrie du tabac et touchant l’Université de Genève (http://www.unige.ch/rectorat/pdf/Rapport_Rylander.pdf).

8 commentaires

  1. Posté par Alex Mauron le

    @ P.H. Reymond: les industries agroalimentaires ne sont certainement pas des enfants de chœur et la manière dont les plantes génétiquement ont souvent été mises en œuvre en créant un marché captif chez les paysans qui les cultivent est très critiquable. Mais ce n’est pas parce que les problèmes d’éthique sociale liés à la culture des OGM sont bien réels que leurs risques sanitaires sont automatiquement avérés, sauf à adhérer à une forme de politiquement correct où les industries agroalimentaires étant ontologiquement diaboliques, tout ce qu’on peut dire de mal à leur sujet est nécessairement vrai.
    @ Weibel: Je vous rassure: en tant qu’universitaire, je n’ai pas d’états d’âme sur la remise en question d’une « autorité » que je ne revendique aucunement pour moi-même, mais éventuellement pour une communauté scientifique dont les habitudes de pensée sont en moyenne nettement plus rigoureuses et plus ouvertes au libre examen que celle des militants et des intellectuels publics qui la critiquent. De plus, l’attitude scientifique consiste aussi à reconnaitre les situations où la masse des preuves sur une question initialement controversée est telle que le débat devient futile. Pour prendre l’exemple de la fumée passive, il n’y a plus de contestation sérieuse de sa nocivité depuis les années 1980. Si le débat se poursuit, c’est parce qu’il y a en jeu des intérêts matériels et des aveuglements idéologiques (@Cretegny: je ne suis pas naïf au point de ne pas voir les conflits d’intérêts quand ils existent, le rapport de l’enquête que j’ai dirigée sur l’affaire de corruption de la science par l’industrie du tabac référencé dans mon article le montre).
    @tous: je vous remercie de cette discussion fort intéressante. La dénonciation du politiquement correct est une noble cause. Mais comme le politiquement correct existe à gauche, à droite, au centre et ailleurs, sa critique informée et sans esprit partisan est, pour paraphraser Spinoza, « difficile autant que rare”.
    Alex Mauron

  2. Posté par Cretegny le

    Il y a une réalité que vous passez sous silence, les magouilles rattrapent leurs auteurs dans le domaine de la recherche : les testes sont faits par les inventeurs/producteurs et validés par les Gouvernements, qui soulignent qu’ils sont indépendants alors que ces organismes sont noyautés par des « experts » ex-employés des firmes productrices, leurs liens a été prouvés maintes fois. Tant que nos Gouvernements ne se donneront pas les moyens d’être totalement indépendants et transparents il y aura méfiance et refus des citoyens.

  3. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Cher Alexandre, le phénomène psychologique que vous mettez en évidence est répandu. Hélas. Le nombril des intéressés est le premier concerné. La mise en danger de leur santé fonde principalement leurs argments. La peur gouverne. Mais les entreprises agroalimentaires ne sont pas philantropiques, même si la nécessité de manger est la troisième priorité, après respirer et boire. Ce qui me déplaît dans ces OGM est le fait que les semences qui en sortent sont stériles! En fait je n’accepte pas cela! De plus, quand j’apprends que ces semences sont prévues pour résister aux traitements fournis par leurs producteurs je m’insurge! Un fait encore échappe à ma raison: sont-ils fabriqués un à un, ces grains de maïs transgéniques? Notez bien cette question! Elle n’est pas anodine! Nul à ma connaissance ne l’a posée. Mais elle va sortir!

  4. Posté par Weibel le

    Monsieur Mauron, votre réplique laisse donc ouverte la question de savoir si ceux qui avancent que les OGM sont dangereuses, que l’humanité ne cause pas le réchauffement climatique, que la fumée, si elle est passive, n’est pas aussi nocive que d’autres le prétendent, sont victimes du syllogisme que vous dénoncez, ou au contraire, le fait de gens capables “d’appliquer la raison à des connaissances sûres pour contester des résultats d’autres ». Je cite ces trois questions discutées parce que ce sont les exemples que vous avez proposés, je n’y connais rien et n’ai aucun avis sur elles.

    En revanche, je me permets d’insister : Vous vous fourvoyez en tentant de discréditer des ensembles de gens (par exemple l’ensemble de ceux qui contestent le degré de nocivité de la fumée passive, ou l’ensemble de ceux qui contestent la cause humaine du réchauffement du climat, ou encore l’ensemble de ceux qui prétendent que les OGM comportent des risques) pour la seule raison que certains d’entre eux sont (je vous donne raison) victimes plus ou moins consentantes de votre syllogisme. Il vous est impossible de prouver qu’aucun « n’applique la raison à des connaissances sûres ».

    La seule issue à votre questionnement, ce sont les arguments, les données, les raisonnements, rendus publics, portant sur la chose elle-même, encore et encore. C’est certainement difficile, pour un scientifique très solidement formé, dont l’autorité scientifique est reconnue par l’autorité politique, de se rendre compte que son autorité n’est pas reconnue par tout le monde. Mais c’est ainsi.

  5. Posté par Alex Mauron le

    @Weibel: Mon article ne cherche pas à démontrer que personne, nulle-part, est capable « d’appliquer la raison à des connaissances sûres pour contester des résultats d’autres », thèse absurde au demeurant. Il ne cherche d’ailleurs pas à démontrer quoi que ce ce soit mais à montrer un phénomène psychologique et social répandu, ce que j’ai appelé le « syllogisme déniste » servant à illustrer le raisonnement typique de ce phénomène et non à faire partie d’une chaîne de déductions que je reprendrais à mon compte.
    Alex Mauron

  6. Posté par Fransisco le

    Vous avez tout dit. Et dans la mesure où le déni de réalité face aux connaissances scientifiques relève de la croyance pure (donc d’une intime conviction forcément irrationnelle), il est vain d’utiliser des arguments tangibles, réels et cartésiens, bref scientifiques pour faire passer le message de l’innocuité des OGM. Aucune superstition n’a été éradiquée avec l’avancée des connaissances scientifiques; il suffit de regarder aujourd’hui le nombre hallucinant de media ayant comme thèmes l’astrologie, la numérologie, le paranormal, le magnétisme, la sorcellerie, la voyance, et j’en passe.
    « Le XXIème sera religieux (ou mystique, selon les versions) ou ne sera pas », aurait dit André Malraux. Et voilà !
    Fransisco

  7. Posté par Marcel Rubin le

    On peut simplifier et rendre accessible à tout un chacun la démarche intellectuelle que vous appelez savemment « démisme ». Il s’agit, plus populairement, de crétinisme intellectuel « anti-scientifique ».

  8. Posté par Weibel le

    Certes, votre syllogisme décrit un mécanisme humain possible. Il y a sans doute des personnes qui ne sont pas capables de réaliser que c’est leurs convictions intimes qui les fait rejeter la prémisse E, et non pas leur raison, appliquée à des connaissances sures.

    Mais vous ne prouvez rien de ce que vous prétendez démontrer : Vous ignorez une règle de logique simple : Le syllogisme que vous décrivez est nécessaire pour votre thèse, mais il n’est pas suffisant : Rien de ce que vous écrivez ne permet d’écarter qu’il existe des gens capables et soucieux d’appliquer la raison à des connaissances sûres pour contester des résultats d’autres.

    Votre démonstration ne convainc donc pas. Même si vous étiez nombreux à la soutenir, je maintiendrai mon avis.

    Weibel

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