Un expert nucléaire parle

Jean-François Dupont
Ingénieur-physicien EPFL
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Bruno Pellaud, un expert suisse de renommée internationale, fait le point sur l’énergie nucléaire. Son constat est implacable: il y a un décalage grave entre ce qu’on en dit et ce qu’elle est réellement. Le risque est élevé de prendre des décisions, démocratiques certes, mais mal informées, qui seront dommageables pour les citoyens de ce pays : pour leur niveau de vie d’abord, pour la préservation de l’environnement et du paysage aussi. Cet écart entre la réalité et les discours est causé par l’addition d’une désinformation générale venant des partis et des groupes de pression opposés au nucléaire, d’une large complaisance des médias à leur égard, d’une politisation excessive des administrations publiques, du silence quasi complet de la communauté scientifique et académique, d’une industrie électrique paralysée par ses actionnaires, les cantons et les communes notamment, inquiets d’investir dans un environnement aussi incertain. Résistent encore, avec courage, quelques politiciens et les organisations faîtières de l’économie.

par Daisy Aubry Golaz et Jean-François Dupont

Une analyse lucide

Bruno Pellaud est un observateur avisé de la scène énergétique. Il ne cherche pas à nous imposer ses convictions : il veut d’abord transmettre les faits, expliquer comment ça marche et donner au citoyen la possibilité de comprendre l’ensemble des éléments qui constituent le dossier de l’énergie et de l’électricité, de bien saisir leur impact sur l’économie, la société et l’environnement et de juger de la stratégie adopter à cet endroit. Il le fait sans occulter les difficultés, en ingénieur: le nucléaire est une technologie à risques, ce qu’il ne minimise pas sachant que toutes les technologies en comportent. Ainsi, il explore et explique l’énergie nucléaire en détails, analyse la situation tant en ce qui concerne les réacteurs que les déchets. Il présente encore la panoplie des moyens mis en œuvre en Suisse par les ingénieurs de la sécurité pour maîtriser ces risques. Il explique pourquoi des mesures essentielles de précautions ont cruellement manqué à Fukushima comme à Tchernobyl. Finalement il transmet au lecteur l’ensemble des éléments qui autorisent une compréhension solidement documentée de la gestion et de la maîtrise des risques liés à la production de l’énergie nucléaire. Il examine aussi les aspects économiques et le potentiel à long terme dont il met à plat les principales données.

En d’autres termes, Bruno Pellaud démystifie un sujet que certains politiques et groupes de pression s’emploient à diaboliser pour forcer l’opinion. Il démontre que, dans notre pays, la production d’électricité par le biais du nucléaire intègre la gestion des risques, que cette technologie est non seulement efficace mais encore plus appropriée à la protection de l’environnement et du climat que bien d’autres sources d’énergies considérées dans la politique énergétique 2050 que nous propose actuellement le Conseil fédéral. Et à un coût favorable.

Ce livre est un vrai stimulant pour la liberté de pensée et d’opinion.

Tchernobyl et Fukushima

Bruno Pellaud explique donc la nature des risques que présentent les réacteurs nucléaires: une surchauffe peut détruire l’étanchéité des barrières multiples qui entourent le combustible, des matières radioactives peuvent contaminer l’environnement.

C’est même une destruction totale de ces barrières qui s’est produit dans le cas de Tchernobyl, parce que la réaction en chaîne a perdu sa stabilité. Tchernobyl restera un cas unique dans l’histoire des catastrophes du nucléaire civil car seul le type de réacteur utilisé dans cette centrale pouvait conduire à cette perte de la stabilité, S’ajoutait une conception technique de sécurité très insuffisante, qui a conduit à une situation d’une gravité extrême.

A Fukushima, il y a eu une perte partielle de l’étanchéité des barrières due à la surchauffe du réacteur, conséquence de la mise hors d’usage des circuits de refroidissements provoquée par le tsunami. Bruno Pellaud explique les lacunes graves des dispositifs de sécurité de Fukushima mises en évidence par les enquêtes japonaises, internationales et suisses qui ont suivi l’événement : absence d’une digue de protection adaptée à la hauteur des tsunamis prévisibles, et surtout absence de dispositifs installés dans la plupart des pays occidentaux dans les années huitante (à la suite des leçons tirées de l’accident en 1979 de la centrale nucléaire d’Harrisbourg, aux USA) pour limiter les fuites de radioactivité en cas de dégradation des circuits de refroidissements, en particulier des recombineurs pour éviter les explosions d’hydrogène et des filtres pour retenir la radioactivité des rejets de vapeur. Sans parler des diesels « bunkerisés » de Mühleberg pour résister à une rupture du barrage de Wohlen situé à moins d’un kilomètre en amont de cette centrale.

La peur du nucléaire

Bruno Pellaud fournit encore les données fiables les plus récentes sur les conséquences de la contamination radioactive dans la région de Fukushima, données accumulées et vérifiées par des équipes de médecins, de biologistes, de radiologues et de physiciens. Toutes ces données convergent: les niveaux de dose subis par les habitants, et même par le personnel de la centrale, sont suffisamment bas pour conclure, malgré des modèles doses-effets très conservateurs et malgré la prudence des autorités sanitaires, qu’il n’y a pas eu des victimes de la radioactivité à Fukushima, et qu’il n’y a pas non plus à en attendre dans le futur. Informations vérifiées auprès des autorités sanitaires de la Confédération, mais ignorées de la plupart des médias.

Malgré l’amalgame régulièrement pratiqué, les 20'000 victimes de Fukushima sont celles du tsunami, pas celles de la radioactivité. Fukushima devrait donc nous rassurer : si, même en l’absence de dispositifs essentiels de sécurité, un tel accident ne fait pas de victimes, quelles raisons a-t-on de cultiver et entretenir une peur panique à l’égard de nos réacteurs qui eux en sont tous équipés et dont la surveillance est systématiquement assurée ?

Au début de son livre, Bruno Pellaud cite trois philosophes et écrivains qui montrent pourquoi et comment garder la tête froide : Jeanne Hersch, Etienne Barilier et Luc Ferry. Et c’est Jeanne Hersch qui déclarait, en novembre 1986 : « [...] Je refuse [...] de prendre des décisions sous l’emprise de la peur. […] bien sûr qu’il y a parfois des motifs raisonnables d’avoir peur. Mais cette manière médiatique de propager l’inquiétude par l’intimidation est vraiment devenue insupportable. »(1).

Les déchets nucléaires

La question des déchets n’est pas occultée : Bruno Pellaud explique comment notre sécurité est assurée, déjà aujourd’hui, par le soin rigoureux mis à les isoler de manière stricte de la biosphère. Il démonte le mythe du slogan trompeur selon lequel "il n’y a pas de solution". Il y en a une, et son efficacité est vérifiable.

De plus les déchets nucléaires ne représentent qu’une très petite partie (moins de 1%) des déchets requérant des traitements de haute sécurité, appelés déchets spéciaux et dont la toxicité n’est pas longue, mais illimitée. Si la méthode de gestion des déchets nucléaires avait été appliquée aux déchets spéciaux, cela aurait simplement permis d’éviter les problèmes liés aux actuels 50'000 sites qu’ils ont contaminés et qui sont répertoriés en Suisse. Au lieu d’un problème non résolu, la gestion des déchets nucléaires pratiquée est en réalité une voie porteuse de solution pour les problèmes réels consécutifs aux lacunes de la gestion des autres déchets long terme de nos sociétés industrielles.

En bref, il n’y a pas de Bonfol nucléaire et ce n’est pas un hasard.

L’intérêt du nucléaire

Bruno Pellaud évoque aussi l’intérêt du nucléaire, qui n’est pas qu’un risque mais aussi une chance: sous des bonnes conditions de sécurité, le nucléaire peut fournir beaucoup d’énergie, à prix bas et stable, longtemps et surtout - paradoxe - avec un impact écologique parmi les plus faibles en comparaison des autres sources énergétiques.

L’auteur consacre aussi un chapitre aux perspectives des nouvelles générations de réacteurs et des cycles de combustibles en développement. Il explique les opportunités technologiques qu’offrent ces développements de mieux satisfaire les besoins croissants des populations de disposer de plus d’énergie, à la fois à un prix économiquement compétitif et en réduisant encore l’impact sur l’environnement. Ces générations futures de réacteurs expliquent le pluriel utilisé pour nucléaires dans le titre du livre.

L’importance de l’électricité dans l’évolution économique des pays technologiquement avancés

On constate que, dans les pays technologiquement avancés, l’électricité joue un rôle fondamental et très particulier au niveau de leur croissance économique. Le Dr Hans Blix (ancien ministre des Affaires étrangères de Suède et ancien directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique), qui préface le live de Bruno Pellaud, souligne cette « évidence économique » en ajoutant encore que « seule une haute productivité industrielle rendue possible par de l’électricité abondante et bon marché permet d’exiger et de maintenir des prestations salariales et sociales élevées. »(2)

Bruno Pellaud reprend cette évidence et montre que dans tous les pays technologiquement avancés, la relation est étroite entre le PIB (Produit Intérieur Brut) et la consommation d’électricité : de facto, il n’y a pas de croissance du PIB sans augmentation de la consommation d’électricité. Et cela non seulement parce que les activités économiques des secteurs secondaire et tertiaire exigent une forte disponibilité d’électricité, mais encore parce que l’évolution technologique de ces activités, afin d’assurer leur compétitivité internationale, en requiert toujours davantage.

Ainsi l’assurance d’une production d’électricité qui répond, de façon fiable dans sa disponibilité et à un prix compétitif, aux besoins de l’économie est, dans le contexte d’un pays comme la Suisse, un facteur déterminant de maintien de sa croissance et de sa prospérité. Elle autorise aussi l’essor de l’emploi (ici au sens du nombre de places de travail et du niveau de rémunération) qu’une économie en croissance permet de générer.

L’illustration particulièrement pertinente de cette réalité est un des points forts de la réflexion sur l’énergie et l’économie que propose de Bruno Pellaud.

L’importance du nucléaire dans le mix électrique des grands pays et des petits pays avancés

Le Dr Hans Blix relève que « Le nucléaire est une nécessité pour les pays à grande population, mais aussi pour les petits pays avancés. La Suisse n’échappera pas [...] aux réalités économiques qui prévalent pour de petits bien développés industriellement et socialement, comme la Suède et la Finlande.  » (3). Et Bruno Pellaud en entreprend, de façon claire et circonstanciée, la démonstration.

Face à la Stratégie énergétique 2050 du Conseil fédéral, Bruno Pellaud aligne les arguments d’une pensée économique réaliste associée à la solide connaissance et à la large expérience de la production de l’électricité au niveau national et international.
Bruno Pellaud relève que l’on ne peut pas, d’une part, anticiper une croissance du PIB (donc de l’activité économique secondaire et tertiaire notamment), et, d’autre part, prôner une réduction de la consommation d’électricité ; toutes choses n’étant pas égales par ailleurs puisque le Conseil fédéral prévoit encore une augmentation de la population résidant et travaillant en Suisse pour la période considérée. « Du jamais vu en l’absence d’un effondrement simultané de l’économie ; du jamais vu avec un PIB en croissance ! »(4)

A partir de ces considérations préalables, Bruno Pellaud passe en revue les avantages et les inconvénients de l’ensemble des sources de production électrique et il appert bien évidemment que, nonobstant le développement de nouvelles sources alternatives d’énergie (dont deux, intermittentes), nonobstant le fait que l’on croie aisé de redéployer l’hydraulique grâce au pompage-turbinage, la réalité indique que l’on ne pourra pas se passer du nucléaire pour les raisons techniques qui sont décrites avec précision dans son livre. A moins, bien sûr, que le Conseil fédéral ne prévoie, parallèlement à la mise en œuvre de sa Stratégie énergétique 2050, l’affaissement économique de la Suisse entraîné par des mesures de restriction de l’électricité, des prix élevés de l’énergie assortis de taxes de toutes sortes. Parce que c’est bien ce qui pourrait ressortir de la politique énergétique de Berne qui, à l’instar de certaines idéologies dites écologiques et dans un melting pot à la sauce helvétique, associe la sortie émotive du nucléaire et la traque climatique du CO2, en contredisant encore sa politique climatique quand elle entend remplacer le nucléaire par des centrales fossiles.

Le lecteur sortira plus avisé de la lecture d’un ouvrage qui remet les pendules à l’heure et décrit les faits et la réalité de la gestion des infrastructures énergétiques – ici plus précisément électriques – de la Suisse, de la relation étroite entre le maintien et l’essor bien compris et équilibré de ces infrastructures et la compétitivité de nos entreprises au niveau national et international. Il y va de la santé économique du pays, de l’emploi de la population active, de son niveau et de sa qualité de vie.

Bruno Pellaud amène les preuves tangibles que le nucléaire conserve toute sa place dans le mix électrique d’un pays qui entend se donner les moyens indispensables de sa compétitivité.

Conclusion

Avec Nucléaires: relançons le débat – Il y a de l’avenir, malgré Fukushima, Bruno Pellaud met en garde contre les risques, bien plus difficiles à maîtriser au final que ceux du nucléaire, que laisse craindre une fédérale Stratégie énergétique 2050 fondée sur « une hypocondrie culpabilisante profonde. » (5)

L’inquiétude monte d’ailleurs de manière sensible à l’égard de perspectives dont les mots clefs sont de plus en plus clairement des prix élevés, des taxes accumulées, des restrictions et des interdictions, un paysage menacé et une perte probable de garantie de la sécurité d’approvisionnement :  « Oui, le dégrisement viendra, bien avant l’arrêt de la première centrale nucléaire suisse. »(6)

Le livre de Bruno Pellaud anticipe ce dégrisement et prévient « la fin de l’euphorie »(7) idéologique prônée par le Conseil fédéral et la plupart des médias dans un domaine où la réalité des faits exige, au contraire, leur analyse rationnelle et circonstanciée et la cohérence des solutions envisagées.

Bruno Pellaud est ingénieur physicien diplômé de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, économiste diplômé HEC de l’Université de Lausanne et Dr en sciences techniques de l’Université de New York. Il a occupé les fonctions de président du Forum nucléaire suisse, de directeur général adjoint de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA, à Vienne) et de chef du Département des garanties de cette institution, de chef de la Division nucléaire d’une société zurichoise opérant dans l’ingénierie hydraulique et nucléaire et qui a participé à la construction de la plus grande centrale nucléaire de Suisse.

Daisy Aubry Golaz, économiste
Jean-François Dupont, physicien

 

(1) Jeanne Hersch, Extrait traduit d’un Discours de novembre 1986 à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich.

(2) Bruno Pellaud, Nucléaires: relançons le débat – Il y a de l’avenir, malgré Fukushima, Editions Favre 2012, Préface du Dr Hans Blix, p. 8.

(3) Ibid., note 2, p. 12.

(4) Ibid., note 3, p. 169.

(5) Ibid., note 4, p. 185.

(6) Ibid., note 5, p. 187.

(7) Ibid., note 6, p. 187.

 

Bruno Pellaud, Nucléaires: relançons le débat - Il y a de l’avenir, malgré Fukushima, Editions Favre 2012

Un commentaire

  1. Posté par Noël Cramer le

    Très bon article sur l’incohérence du monde politique au sujet de notre approvisionnement en énergie. Pour une personne qui a des notions même élémentaires de physique, la volte-face précipitée (pour ne pas dire paniquée) de notre conseil fédéral – après avoir défendu le nucléaire quelques semaines avant l’évènement de Fukushima – est incompréhensible. Développer des centrales à gaz est en contradiction avec l’intention de réduire les émissions de CO2 – cheval de bataille politique de longue date basé sur un fait scientifiquement établi – et augmentera notre dépendance de fournisseurs potentiellement peu fiables. Le recours à l’éolien et au solaire est illusoire à court terme (le solaire est prometteur, mais à beaucoup plus long terme en vertu de problèmes techniques et d’ententes internationales concernant la distribution). Nous avons la chance d’être à la source de l’hydraulique – mais nous ne pourrons pas augmenter de manière significative le rendement des installations existantes.
    La transition vers un approvisionnement énergétique plus « doux » requiert des mesures d’économies ainsi qu’une évolution technologique. Ça doit se faire graduellement – et non dans la hâte et la panique – si on ne veut pas détruire notre économie.

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