105’000 internés militaires, 10’000 Soviétiques: les oublis de Bergier

Olivier Grivat
Olivier Grivat
Journaliste indépendant, auteur d'ouvrages liés à l'histoire de la Suisse
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Les historiens du rapport qui célèbre ses dix ans n’en pipent pas mot et pourtant ils ont bel et bien été accueillis en Suisse. Près de 105’000 militaires de toutes nationalités ont trouvé refuge de 1939 à 1945 : Français, Polonais, Américains, Allemands, Italiens et10’000 prisonniers de guerre soviétiques rendus à Staline en 1945: « Ce sujet n’était dans notre mandat », rétorquait le professeur Bergier.

Echappés des camps nazis, des milliers de soldats et officiers soviétiques ont débarqué en Suisse, parfois après avoir traversé le Rhin à la nage. L’histoire est peu connue. Le Rapport Bergier sur le comportement de la Suisse durant la dernière guerre n’en pipe mot. Ces militaires étrangers ont été internés dans des camps suisses, avant d’être rendus à leur pays conformément à la Convention de La Haye de 1907 sur les droits et devoirs des Etats neutres.

Retour sur image : au printemps 1945, c'est un flux continu qui déferle vers la frontière helvétique au fur et à mesure de la progression des Alliés. Les camps nazis sont abandonnés et des milliers de prisonniers de guerre s'enfuient vers le sud. Les soldats de l'Armée rouge sont reconnaissables aux lettres SU (Soviet Union) peintes sur leurs redingotes. Ils sont internés dans des camps suisses. Mais bien vite la situation s’envenime entre Berne et Moscou. Le 12 avril 1945, Radio Moscou critique sévèrement la politique d'internement helvétique. Des Russes auraient été enfermés dans des cachots ou contraints d'exécuter des travaux agricoles avec une nourriture insuffisante. Moscou suspend le rapatriement des ressortissants suisses dans les régions occupées par les troupes russes. Six semaines après l'arrivée de l’Armée rouge dans l’ancienne capitale du Reich, un colonel du NKVD vient trouver la délégation du CICR à Berlin. Il lui donne quatre heures pour préparer ses affaires : «Nous allons vous rapatrier en Suisse, mais auparavant notre gouvernement vous invite à visiter Moscou».

Sont pris en otages  le chef de la délégation Otto Lehner - un médecin zermattois - le délégué Albert de Cocatrix, de Saint-Maurice (VS), la secrétaire Ursula Rauch et le chauffeur neuchâtelois André Frütschy. Après une semaine de train à travers la Russie dévastée, les quatre Suisses se retrouvent enfermés à Krasnogorsk: "Nous n'étions pas maltraités physiquement, mais les conditions étaient très pénibles: à seize dans une seule chambre, sans nouvelles de nos familles, maintenus dans une incertitude complète. En tant que chef de délégation, j'étais soumis à des interrogatoires de quatre à cinq heures, en pleine nuit", racontera Otto Lehner. Seize autres Suisses capturés en zone soviétique viendront les rejoindre.

Une commission soviétique à Berne

Pris au piège, le conseiller fédéral Max Petitpierre accepte qu’une commission soviétique vienne à Berne mener l'enquête sur les conditions d'internement. Elle siège à l'Hôtel Bellevue du 27 juillet au 8 septembre 1945. Côté soviétique, elle est menée par le général-major Vikharev, assisté du lieutenant-colonel Novikov, un agent du NKVD, le service de renseignement.

Côté suisse, la délégation est commandée par le divisionnaire Hermann Flückiger, un notaire biennois. Se fiant à une obscure d'amnistie soviétique du 7 août 1945, le Conseil fédéral donne l'ordre à tous les citoyens russes, internés militaires et réfugiés civils, de quitter la Suisse: ceux qui chercheraient à s'y soustraire seront conduits à la frontière. Mais tous les Russes sont loin de vouloir rentrer. A la mi-août 1945, le quotidien Die Tat consacre un article aux Russes qui craignent pour leur vie en rentrant en URSS. Sous le titre "Des internés qui veulent rester!", la Gazette de Lausanne s'en fait l'écho: "Les internés du camp de Zweisimmen (BE) déclarent que si l'on procède par la force à leur éloignement du territoire suisse, ils préféreraient mourir plutôt que d'être réexpédiés en Russie".

Rapatriés de Suisse en URSS

Dès le 11 août 1945, les communications ferroviaires étant rétablies en Europe de l'Est, les trains emmènent les internés russes par wagons entiers, de Sankt-Margarethen (SG) à Moscou, via Nüremberg. Jusqu'à fin août, 11'654 rapatriés quittent la Suisse. Par retour de wagon, un train sanitaire ramène à Sankt-Margrethen quelque 200 Suisses retenus en zone d'occupation soviétique. Pour les vingt Suisses retenus prisonniers à Krasnogorsk, l'internement va se prolonger jusqu'à la mi-octobre malgré un début de grève de la faim. Le 15 octobre, un avion les transporte jusqu'à Vienne.

Le 28 décembre 1945, après une ultime entrevue entre Petitpierre et le général-major Vikhorev, le Conseil fédéral ratifie un accord intitulé "échange de ressortissants russes contre des ressortissants suisses". Dans un plateau de la balance, six internés russes condamnés par des juges suisses pour des délits de droit commun, ainsi qu'un jeune aviateur nommé Kotchetov qui a atterri à Dübendorf (ZH), via Brno, aux commandes de son avion, un Yak-9. A la dernière minute, les Russes ont rajouté un 8e nom, celui de Vladimir Novikov, un ingénieur en système de fusée réfugié avec sa femme et ses deux enfants à Clarens (VD). Dans l'autre plateau, les cinq diplomates et consuls suisses retenus dans des camps soviétiques : le secrétaire de légation Harald Feller et le fonctionnaire de chancellerie Max Meier de la Légation suisse à Budapest, le vice-consul Karl-Gottlieb Brandenberg et le fonctionnaire de consulat Hugo Felber du Consulat de Suisse à Elbing (aujourd'hui Elbag, en Pologne) et Boris Bryner, agent consulaire à Kharbine, en Mandchourie.

Des musulmans du Caucase dans l'armée allemande

Au printemps 1946, 11'000 internés militaires et civils sont rentrés en URSS. Ne restent que quelques centaines de rescapés dont Berne dresse une liste provisoire. Nombre d'entre eux sont entrés par le Tessin ou le val Poschiavo (GR) et portent des patronymes musulmans, essentiellement des Caucasiens et des Tatars de Crimée qui ont revêtu l'uniforme allemand et qui seront condamnés à mort en rentrant en URSS. Seuls exclus de l'accueil helvétique, les soldats de l'armée Vlassov, ces Russes blancs combattant sous l'uniforme allemand, ont été jugés indésirables. Des photos en témoignent: encadrés par des soldats suisses, de jeunes Russes sont refoulés vers la frontière allemande. Débarqués dans le port d'Odessa par des bateaux alliés, les Cosaques étaient fusillés sans autre forme de procès devant les bureaux de services du NKVD, le KGB d'alors.

Dans ces conditions, fallait-il renvoyer contre leur gré autant de condamnés à mort potentiels? Très patiente avec Staline, la Suisse a accepté jusqu'en 1949 que des officiels soviétiques viennent terroriser les récalcitrants dans un camp argovien, avant d’envoyer en Turquie et au Moyen-Orient des centaines de Soviétiques musulmans, dont certains accompagnés de leur épouse suisse et leurs bambins. La Suisse a une excuse : elle n’a pas fait mieux que les Alliés…

La bonne étoile du Combier Martin Lyptschuk

Vaudois d'adoption, le Combier Martin Lyptschuk a vécu aux Charbonnières au bord du lac Brenet et du lac de Joux. Il est l'un des rares rescapés des camps d'internés soviétiques et doit cette chance à un officier suisse qui a fermé les yeux à son arrivée, alors qu'il s'était mêlé à un convoi de blessés venu d'Allemagne avec la Croix-Rouge. Fils d'un paysan ukrainien près de Lvov, ce jeune apprenti travaillait dans une menuiserie reconvertie en fabrique de caisses de munitions. lorsque la Gestapo l'a arrêté avec deux autres camarades: "J'avais à peine 17 ans. C'était en février 1941. Je me suis retrouvé enfermé dans un minuscule cachot, accusé d'avoir laissé tombé trois pommes-de-terre à des Juifs qui travaillaient sur la route, ce qui était strictement interdit", se souvenait Martin Lyptschuk, une cinquantaine d'années plus tard. J'y suis resté trois mois. Tous les soirs, les Allemands m'interrogeaient sans ménagement. Un jour, j'ai pris une telle claque que je me suis retrouvé dans ma cellule, sans savoir comment. On avait faim avec un seul bol de soupe et une tranche de pain noir pour tout dîner, une tasse de café et un biscuit pour tout souper..."

Au bout de deux mois de ce régime de famine, entre mourir d'inanition et travailler pour les Nazis, il opte pour la solution de survie et se retrouve engagé comme "Hilfs Willige" ou auxiliaire volontaire ("HI.WI"). Sans arme, avec  une veste d'uniforme et ses outils de menuisier, il doit s'occuper du bon état des baraquements dans un camp de soldats de l'armée allemande. Ils n'ont pas le droit de sortir, mais ils mangent enfin à leur faim: "Je n'étais pas membre des Jeunesses communistes. Mon père avait été fourrier dans l'armée autrichienne lors de la précédente guerre et je savais bien que, si les Rouges m'attrapaient, j'étais bon pour le convoi Ave Maria, direction la Sibérie. Le tarif était simple: 10, 15 ou 20 ans de camp suivant la gravité de votre cas..."

Quand l'Armée rouge se met à avancer vers l'Ouest, le jeune Martin prend la poudre d'escampette avec trois de ses copains. Il a une idée fixe: la Suisse, pays du Gruyère, qu'ils mangeaient en famille lors des fêtes de Noël. Les yeux rivés sur le lac de Constance, il marche, prend le train et fait de l'"auto-stop" avec des Allemands. Au bord du lac de Constance, il réalise la difficulté de traverser pour rejoindre la rive suisse. Il se présente alors à l'hôpital militaire et se mêle à un convoi de blessés de guerre emmenés en Suisse par la Croix-Rouge.

Le 5 mai 1945 - il a 21 ans -, il arrive à la frontière helvétique et se voit interné dans un camp avec d'autres anciens auxiliaires de l'armée allemande, notamment des Russes, des Tchèques, des Belges et des Hollandais. Après trois semaines de "quarantaine", il se retrouve à Därstetten (BE) en compagnie de Caucasiens musulmans. Une fois sorti du camp d'internement, il trouvera du travail à Dällikon (ZH) dans une fabrique de chaussures. Mais Staline n'oublie pas ses "petits protégés". Quelques années plus tard, le jeune Martin reçoit à son domicile une lettre de la police locale, qui le convoque à un "rendez-vous" à Rheinfelden (AG) avec un fonctionnaire soviétique, membre d'une des dernières commissions de rapatriement de la fin des années 40: "J'ai eu de la chance. Je ne suis resté que trois jours dans un baraquement, en attendant de voir le délégué soviétique, un gros Géorgien habillé en civil. D'autres sont restés quinze jours. Je m'étais habillé tout en blanc, avec une casquette blanche, d'élégants souliers de golfe et un fume-cigarette à la bouche. Avec le consentement du fonctionnaire de la Police des étrangers, présent lors de la confrontation, j'avais modifié mon nom en Martin Blanc, pour éviter des histoires à ma famille en Ukraine: "J'étais volontaire pour émigrer au Canada, mais ils ne m'ont pas pris. Je suis donc resté en Suisse. J'ai travaillé à Porrentruy, où j'ai connu ma future femme, puis chez BBC à Baden et enfin à Lausanne".

Le 4 avril 1994, muni d'un visa pour l'Ukraine et d'un passeport pour étrangers mentionnant POLOGNE (SPN) à la rubrique "nationalité", Martin Lpytschuk a pu retrouver son village natal. A Opreschiwzi, il y a retrouvé sa soeur octogénaire perdue de vue depuis 52 ans et d'anciens camarades de travail, restés sur place, qui avaient passé quinze ans dans des camps de Sibérie.

La destinée extraordinaire du Lausannois Léo Poltier

«Tout est miraculeux dans mon aventure!» Prisonnier de guerre soviétique évadé d’Allemagne, Léo Poltiev avait 24 ans lorsqu’il est arrivé en Suisse, nu comme un ver, après avoir traversé le Rhin à la nage. C’était en février 1945, non loin de Bregenz. Emballé dans un drap par des sentinelles, il est embarqué vers la prison de St-Gall.

Né en 1921 à Moscou d’un père ingénieur ferroviaire, membre du parti communiste, il avait commencé une école d’ingénieur à Leningrad lors du début du conflit : «C’était terrible, nous nous faisions canarder par des soldats finnois perchés au sommet des sapins.» En juin 1941, face aux Allemands, il se retrouve sans munitions dans une forêt de Biélorussie. Prisonnier de guerre promis au peloton, il cherche refuge en Suisse en se promettant de ne jamais rentrer en URSS: «J’avais entendu Molotov affirmer que les prisonniers étaient des traitres et des déserteurs.»

 

Accueilli par une famille lausannoise, Léo Poltiev – qui a par la suite transformé son nom en Poltier – a suivi des études d’ingénieurs. Il doit sa bonne étoile à la main d’un fonctionnaire qui a inscrit sur son dossier: «Parti pour l’étranger». Il apprendra plus tard qu’il a été condamné à mort en 1951 par un Tribunal militaire.  En décembre 1994, il pourra revoir sa femme Zoé, quittée pour partir au front au lendemain de son mariage : «J’avais laissé une jeune femme et j’ai retrouvé une petite vieille!» Sa mère, décédée en 1991, avait pu venir à Lausanne retrouver son fils remarié à une Valaisanne, qui lui a donné trois fils, dont un professeur de droit à l’Uni de Lausanne, Etienne Poltier. Elle-même avait été déportée dans le Kazakhstan suite à la dénonciation d’un camarade. Léo Poltier qui a accompli une carrière d’ingénieur-électricien chez Energie Ouest- Suisse (EOS) et de sportif de haut niveau – il a été capitaine de l’équipe suisse de volleyball - est décédé en janvier 2001.

«Internés en Suisse 1939-1945», par Olivier Grivat, Ed, Ketty & Alexandre, Chapelle-sur-Moudon (VD)

Un commentaire

  1. Posté par Julien Fonjallaz le

    A Olivier Grivat.
    En complément à votre article, je vous informe que que la Commission Bergier n’a pas voulu étudié le sort des internés soviétiques bien qu’elle ait été interpellée. Vous trouverez à
    http://www.fonjallaz.net/Suisse+2e-Guerre-Mondiale/Fcaches.html
    les courriers à M. Cotti et la réponse de M. Bergier.
    La Commission a bien été interpellée à ce sujet mais a refusé de traiter ce sujet.

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