Une belle Lausannoise, cause de la mort du roi Ananda de Thaïlande?

Olivier Grivat
Olivier Grivat
Journaliste indépendant, auteur d'ouvrages liés à l'histoire de la Suisse
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Alors qu’il était étudiant en droit à Lausanne, le frère de l’actuel roi Bhumibol de Thaïlande a été retrouvé mort d’une balle dans la tête, en son palais de Bangkok, le 9 juin 1946. La cause de cette mort violente – suicide, accident ou assassinat? – intrigue encore les historiens. Le jeune roi pourrait s’être suicidé par amour pour la fille d’un pasteur vaudois, Marylène Ferrari… grand-tante du politicien Vert, Yves Ferrari.

«Cela fait des mois que je suis à la recherche de Marylène Ferrari, la «petite amie» du défunt roi Ananda ou Rama VIII, dont la mort brutale en juin 1946 repose toujours sur une énigme», écrit Pavin Chachavalpongpun sur le site de l'Institut d'études sur l'Asie du Sud-Est, à Singapour. Cet universitaire thaïlandais a mené une brève carrière diplomatique. Il est aussi l’auteur d’une étude sur le gouvernement Thaksin qui lui a valu quelques ennuis avec la monarchie.

Plus de 65 ans après le drame qui reste un sujet tabou en Thaïlande, Pavin Chachavalpongpun a mené des recherches à Lausanne auprès des Archives de la Ville, des registres généalogiques suisses, des registres d’Eglise et d’autre sources, mais il avoue avoir fait chou blanc malgré son déplacement en Suisse en octobre dernier: «Impossible de localiser cette dame qui devrait être âgée de 87 ans, ni de retrouver la trace de ses descendants, écrit-il. Il semblerait qu’après la mort du tout jeune roi, elle ait épousé un Suisse et qu’elle aurait un petit-fils devenu architecte à Genève et prénommé Yves, mais je n’ai aucune information sur ses enfants. Elle pourrait aussi avoir émigré en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis. Si quelqu’un pouvait m’aider dans mes recherches...», implore l’universitaire «réfugié» à Singapour.

Yves Ferrari, nous l’avons retrouvé. Ce politicien de 39 ans a effectivement suivi des études d’architecture à Genève ; il n’est pas le petit-fils, mais le petit-neveu de Marylène Ferrari. Député au Grand conseil vaudois, conseiller communal lausannois et président des Verts vaudois, le politicien n’avait jamais entendu parler de l’histoire de sa grand-tante, la fille du pasteur Ferrari qui a fini par épouser à Grandson, son fiancé Léon Duvoisin, le 14 janvier 1951.

Son père, le pasteur Eugène Ferrari, est décédé dix ans plus tard, le 11 septembre 1961. Il était un pasteur très actif de l’Eglise réformée vaudoise, rédacteur de la revue «Le Semeur Vaudois». Il avait travaillé pour le service protestant de la «Radio Suisse-Romande» de 1947 à 1954. Le biographe de la famille Ferrari conserve une version très «politiquement correcte» de la liaison avec le roi Ananda : «Eugène Ferrari a été vers la fin des années 40 étroitement lié d’amitié avec un prince thaïlandais, Ananda Mahidol, qui se trouvait alors en Suisse et qui est devenu plus tard roi de Thaïlande.»

Chagrin d’amour mortel?

L’universitaire thaïlandais à la recherche de la belle Marylène se base sur les articles de correspondants de presse à Bangkok, notamment du journal new-yorkais «Schenectady Gazette» publié aux lendemains du drame, le 11 juin 1946 : «Le corps du roi Ananda, âgé de 20 ans et retrouvé mort la nuit dernière, repose dans la magnifique Salle des rois. Il porte la trace d’une balle qui l’a frappé entre les deux yeux. Le gouvernement a décrété un deuil d’un an. Le prince Bhumibol, son frère, est sous le choc…»
Le journal relate que le pistolet qui a tué le roi Ananda est un Colt automatique de calibre 45, qu’il aurait manipulé par accident. Mais d’autres sources provenant de camarades d’études du jeune roi  - il étudiant le droit à l’Uni de Lausanne – sont les premières à parler de Marylène Ferrari. Cette jeune Lausannoise de 21 ans est alors la fille du pasteur de la Cathédrale de Lausanne, Eugène Ferrari. En 1943, elle se trouvait sur les mêmes bancs de la Faculté de droit installée alors précisément au pied de la cathédrale. Les deux jeunes gens se connaissaient depuis trois ans quand le roi est décédé: «Ce n’était pas une affaire sérieuse. Elle savait bien que cela ne pourrait durer», démentent pourtant ses camarades. Interrogé par le même journal, le précepteur lausannois des deux frères Ananda et Bhumibol dément lui aussi. Cléon Séraïdaris se base sur les lettres que lui faisait parvenir régulièrement le roi, la dernière datant de cinq jours avant sa mort : «Elle montrait que le roi était en bonne santé aussi bien physique que mentale. Il se réjouissait de son prochain voyage aux Etats-Unis et de son retour à Lausanne pour y terminer ses études».

«Un couple inséparable»

Dans un livre paru en Angleterre en 1964, «The Devil’s Discus», l’écrivain anglo-sud-africain Rayne Kruger revient sur la mort mystérieuse d’Ananda, le 9 juin 1946. Une traduction en thaï a été interdite en 1970 et l’ouvrage y circule toujours sous le manteau. L’auteur assure que la seule explication plausible est le suicide par amour pour la belle Lausannoise. Mais sans pouvoir avancer de preuves formelles. Ils s’asseyaient l’un près de l’autre à la bibliothèque. Ils se rencontraient pour deviser chez d’autres camarades. Cette bande d’étudiants avait été invitée à la Villa Vadhana, la maison de Pully habitée par la famille royale.

On sait peu de chose sur les relations entre la princesse-mère et la jeune Marylène, si ce n’est qu’elles s’étaient rencontrées à quelques reprises. Selon le Protocole, il était clair qu’ils ne pouvaient songer au mariage. Le pasteur Ferrari avait même mis en garde sa fille contre un mariage royal «en raison du statut inférieur de la femme en Orient». Y a-t-il eu une romance entre les deux jeunes gens? Le jeune couple jouait au tennis au Club de Montchoisi, mais n’allait jamais dans des bars ou restaurants, le roi étant tenu à un certain protocole.Ils allaient ensemble au cinéma et aux concerts, fréquentaient les bals universitaires et faisaient du vélo au bord du lac. Le jeune roi allait fréquemment lui rendre visite à son appartement familial de l’avenue Verdeil, dans les beaux quartiers de Lausanne, et souvent ils planchaient ensemble sur leurs livres de droit. Il lui arrivait de chanter pendant qu’il la raccompagnait à la maison.

Ananda fut très déçu quand elle échoua à ses premiers examens de droit, alors que lui-même avait réussi. Il l’aida à se préparer pour une nouvelle session. Les résultats venaient de tomber, quand il se trouvait à Bangkok à la veille de son couronnement. Elle lui envoya un télégramme pour lui communiquer la bonne nouvelle. Signé OOLIRAM, l’anagramme de Mariloo. Lui signait Bicot, du nom d’un conte pour enfants que lui racontait sa nurse suisse. Le roi Ananda avait célébré ses 20 ans à la Villa Vadhana en compagnie d'étudiants siamois. Marylène lui avait offert un coupe-papier en argent. Ils s’arrangeaient toujours pour communiquer l’un avec l’autre, utilisant des noms de code et des surnoms. Arrivé à Bangkok, il lui avait téléphoné deux fois, la deuxième depuis l’aéroport. Il lui avait juste pu lui dire «au revoir», alors qu’il était entouré par une meute de journalistes. A l’escale de Karachi, au Pakistan,il lui avait écrit une discrète carte postale, concluant : «J’espère que tu vas bien et que tu as pris bien soin des nombreux objets (?). Travaille bien et reçois mes meilleures pensées», en signant T.C. (Bicot à l’envers). Arrivé à Bangkok, il lui avait envoyé au moins une lettre par semaine, à l’occasion aussi un télégramme et une lettre à sa sœur Galyani restée à Lausanne en raison de la naissance de sa fille.

Le jeune roi avait donné l’ordre de lui remettre directement toute correspondance personnelle venant de Suisse. Il s’était plaint de ne pas avoir reçu assez de ses nouvelles ; trois mois avant sa mort, il lui avait câblé : «STP écris-moi des choses plus intimes!»

Ecole lausannoise en deuil

A l’Ecole Nouvelle de Lausanne, où les deux rois ont suivi les cours en externe, l’émotion est grande : «Le 9 juin 1946, nous apprenions avec stupeur, par la radio, la mort de Sa Majesté, le Roi de Siam Ananda Mahidol, mystérieusement tué d’une balle en son palais de Bangkok», rapporte le journal de L’Association des Ancien Elèves de l’Ecole Nouvelle, publié en février 1947. «Des rapports officiels, confus et contradictoires, parlaient d’accident, et étaient susceptibles d’égarer l’opinion publique par des bruits fantaisiste. Cependant, l’enquête judiciaire, les rapports des médecins et des personnes qui étaient sur place concluent à un assassinat commis pendant le sommeil du jeune roi. La disparition d’Ananda Mahidol est un chagrin immense pour sa famille qui l’adorait. Nous pensons à elle avec une profonde sympathie, et particulièrement à sa mère. Pendant vingt ans, elle s’est donnée entièrement à l’éducation de ses enfants (...) Le Siam perd un souverain intelligent, foncièrement honnête et bon (...) Nous perdons aussi en Ananda le meilleur des camarades. Ses professeurs étaient unanimes à louer ses qualités intellectuelles et morales : un garçon magnifiquement équilibré, avec un sens du devoir hors ligne. Après avoir suivi pendant huit ans les classes de l’Ecole, Ananda avait fait, en 1943, un excellent baccalauréat. Ses progrès s’affirmaient à l’Université. Il venait de passer brillamment les examens de la première partie de son doctorat en droit quand il estima que sa présence à Bangkok était nécessaire à son pays. Il devait revenir au milieu de juin (1946). Son intention était de terminer ses études, de présenter une thèse en sciences juridiques, puis de s’instruire encore en voyageant afin d'être le plus utile possible à ses 18 millions de sujets.»

La thèse de l’assassinat politique

Le 26 novembre 1947, «La Feuille d’Avis de Lausanne» favorise la thèse d’un complot républicain et s’inquiète des retombées en Suisse. Le quotidien a eu vent d’une rumeur concernant la fuite de l’assassin des geôles thaïlandaises pour venir en Europe attenter à la vie de Bhumibol, le successeur désigné retourné à Lausanne y terminer ses études. Un mandat d’arrêt a été lancé contre l’ancien lieutenant de marine Varajachai Chaiyasithivet pour avoir assassiné le roi Ananda, dont il était l’adjudant. On confirme d’autre part la découverte d’un complot prévoyant un attentat contre le roi Bhumibol et le renversement du régime monarchique qui serait remplacé par la république le 30 novembre 1947. Le haut-commandement militaire thaïlandais aurait adressé un message au roi (Bhumibol), le priant d’être sur ses gardes: "Le roi du Siam serait-il en danger?», s’interroge le quotidien.

«A l’époque, les enquêtes officielles conclurent au suicide. Mais, en Suisse, les esprits restaient sceptiques. On savait qu’Ananda avait la ferme intention de revenir y terminer ses études. Pourquoi aurait-il, quatre jours avant son départ pour la Suisse, commis cet acte désespéré ? (…) Le maréchal Pibul Songkram, qui a pris le pouvoir à Bangkok à la suite d’un coup d’Etat, au début du mois de novembre (1947), a annoncé que la preuve avait été faite que le roi Ananda avait été assassiné, à l’instigation d’un groupe de sept personnes. Ces dernières, arrêtées, ont avoué avoir fait le guet pendant que le criminel, un officier de marine, pénétrait dans le Palais et tuait le jeune souverain.»

Trois régicides condamnés à mort

Ecartant la piste du suicide, les juges thaïlandais se prononceront pour la thèse de l’assassinat politique, condamnant à mort trois employés du Palais. Le verdict sera prononcé en 1955, après un procès de six ans, y compris deux ans pour un recours qui sera finalement rejeté. La peur d’un attentat contre le successeur désigné d’Ananda, Bhumibol va mettre en alerte les autorités suisses et la police vaudoise assurant la protection de la famille royale à Pully. En novembre 1947, il est décidé que le nouveau roi – qui n’a pas encore 20 ans – ne sortira désormais de son domicile qu’en voiture, et non plus à pied ou à vélo. C’est seulement à cette date que le gouvernement de Bangkok confirme la thèse de l’assassinat et qu’il demande qu’une enquête soit faite. Jusqu’alors le régent Pridi Banomyong, nommé Premier ministre en mars 1946, avait privilégié la thèse du suicide, emprisonnant même des journalistes qui étaient d’avis contraire.

A Lausanne, une brigade spéciale a été chargée d’effectuer toutes les recherches à la fois dans le chef-lieu du canton et dans la région de Vevey jusqu’à Aigle. Les postes frontières du canton seront tout spécialement surveillés, assure la police de sûreté par la plume du commissaire Louis Rosset, le père d'un autre politicien lausannois, le défunt municipal Jean-Claude Rosset.

Commission d’enquête thaïlandaise en Suisse

En avril 1948, une commission d’enquête est envoyée en Suisse par Bangkok pour interroger la princesse Mahidol, toujours très affectée par la mort de son fils : «Sa santé laisse beaucoup à désirer, précise le policier attaché à sa surveillance. Elle souffre de déficience physique suite aux interrogatoires que lui firent subir les membres de la délégation d’experts. Quelques questions précises, parfois gênantes et aussi indiscrètes, ont ébranlé sa santé ».

Les funérailles du roi Ananda ne surviendront que quatre plus tard au printemps 1950, après le retour du nouveau roi Bhumibol à Bangkok, en même temps que son mariage et son couronnement. Les cérémonies furent grandioses en présence d’une assistance énorme.

* «Un roi en Suisse», par Olivier Grivat, Editions Favre à Lausanne, 2011

5 commentaires

  1. Posté par Lesort le

    Pour ma part, je pensais plus à un accident, 2 gamins sans leurs parents seul dans le palais avec quelque gardes..!. Ou le suicide ..!., à cause d’un amour impossible..!.
    Mais après avoir lu sur la possibilité d’un assassina..!, je ne sait que pensée..!.
    Et l’idée de raconter l’intrigue dans un film pour le cinéma me parrais intéressant, mais je doute que le peuple Thaïlandais sous d’accord..!., cela pourrais les gênées..!., et je les comprend..!.

  2. Posté par Pierre GRIVOLAS le

    En Thaïlande comme dans bien des pays le suicide est mal vu. Ce devait être bien pire au milieu du siècle dernier… Alors quand il s’agit du suicide d’un tout jeune Roi on comprend bien que c’est tout à fait hors de question que cette hypothèse soit la raison officielle. Restait donc l’accident et l’assassinat…
    J’ai entendu dire, il y a bien longtemps et sous le sceau du secret, que c’était la mère d’Ananda qui était la principale opposante au mariage du Roi et d’une jeune Suisse. Le jeune frère d’Ananda, devenu Rama 9, vient de mourir à l’âge de 88 ans. Peut être savait-il le fin mot de l’histoire ? Mais l’aurait-il un jour dévoilé ? Il semble bien que non et que que ce lourd secret soit définitivement enterré. Les dégâts collatéraux (les condamnations pour un meurtre qu’ils n’auraient pas commis) sont eux aussi très lourds. Comment ont pu vivre ceux qui connaissaient cette vérité si cette vérité est celle du suicide ?

  3. Posté par Reverchon Gilbert le

    J’ai cité hier l’interview du photographe de Jongh au cours duquel il est fait mention du jeune prince du Siam. En voici la référence pour qui voudrait visualiser cet interview par ailleurs fort intéressante : http://www.rts.ch/archives/tv/culture/3478902-gaston-de-jongh.html

  4. Posté par Reverchon Gilbert le

    Le jeune prince « assassiné … » était connu du photographe lausannois Gaston de Jongh (1888-1973) qui, à l’époque, avait « tiré » le portrait du jeune prince, alors en séjour en Suisse. Ce fait est brièvement cité dans l’interview accordé au photographe par Frank Pichard de la RTS en février 1968.

  5. Posté par Laurence Pian le

    Une histoire incroyable qui devrait être portée au cinéma. Beau travail de recherche et intéressante lecture.

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